Figures du retraducteur

Ce 11 décembre 2019 a eu lieu la journée d’étude consacrée aux Figures du retraducteur , organisée par le Centre Interdisciplinaire de Recherche en Traduction et en Interprétation (CIRTI) au tout nouveau Pôle des Langues de l’Université de Liège, avec le soutien de la Chambre belge des traducteurs et interprètes. Traducteurs et traductologues s’y sont penchés sur la retraduction, mais surtout sur celles et ceux qui retraduisent.

Le traductologue Yves Gambier a ouvert la journée avec une série de considérations sur la retraduction non littéraire. Tout au long de sa communication, il a invité les chercheurs à décloisonner la notion de retraduction et à la mettre en relation avec d’autres concepts, comme la traduction intralinguistique ou la traduction indirecte, par exemple. Après avoir évoqué la retraduction audiovisuelle, encore peu étudiée, il s’est arrêté sur la retraduction de textes philosophiques ou scientifiques. Selon lui, il est impératif de replacer ces textes dans leur contexte culturel et intellectuel, car ils prennent place dans une épistémê dont il faut comprendre les enjeux et les modalités. L’exemple des traductions françaises de l’œuvre de Darwin, maintes fois remaniée en réaction aux objections formulées à son égard, montre parfaitement comment sa réception a évolué : perçue d’abord comme un texte scientifique tâtonnant, elle a ensuite été considérée comme un ouvrage incontournable de l’Histoire des sciences et des idées, puis reconnue comme un texte pourvu de qualités littéraires.

Les communications suivantes ont toutes porté sur des cas de retraduction littéraire, à commencer par celui de Conversación en La Catedral, retraduit en 2015 par Anne-Marie Casès et Albert Bensoussan qui, bien qu’il n’ait pas pu être présent, a tout de même rédigé un texte pour l’occasion. « Retraduire : le repentir » compare la retraduction d’une œuvre littéraire au pentimento, cette pratique fréquente en peinture qui consiste à repeindre par-dessus la première épreuve. Bensoussan y soulève tour à tour les questions de la traduction du titre, des noms propres, des surnoms ou encore des realia. Ses choix de traduction témoignent de sa volonté de lutter contre l’ethnocentrisme, de respecter l’étrangeté, mais aussi le ton et la concision de l’original.

Dans ma communication, qui portait sur la même œuvre, j’ai montré en quoi la manière de traduire les verbes déclaratifs, points de repère cruciaux dans ce texte si complexe, rend la retraduction plus facilement lisible que la première traduction, notamment en signalant les sauts temporels et en participant de la caractérisation des personnages.

Josée Kamoun a ensuite retracé l’histoire de sa retraduction de 1984. Effectuée à la demande de l’éditeur, sa lecture de la première version française ne l’a pas replongée dans la terreur profonde qu’elle avait ressentie des années plus tôt en découvrant l’original d’Orwell. Sa retraduction constitue donc une tentative de récréer en français cet effet du texte. Ainsi, Josée traduit le récit au présent pour lui rendre son immédiateté et opte parfois pour le tutoiement, qui interpelle plus directement chaque individu. Cette version a suscité des réactions antagonistes parfois virulentes et certains choix éclairés de la traductrice, comme la traduction de newspeak par néoparler plutôt que par novlangue, ont été remis en question.

La deuxième partie de la journée a fait place à une autre figure du retraducteur, celle de l’écrivaine-traductrice Marie Darrieussecq qui, dans un entretien mené par Valérie Bada, a évoqué la place que prend la traduction dans sa pratique professionnelle. À ses yeux, la traduction est une activité reposante car, contrairement à ce qui se passe pour l’écriture d’un roman, la matière préexiste et il s’agit seulement de trouver le mot juste pour l’exprimer en français. Par ses retraductions, d’Ovide, de Virginia Woolf ou encore de James Baldwin, dont elle a d’ailleurs commenté certains passages, elle entend remettre certains auteurs en circulation pour les faire découvrir à nouveaux lecteurs. En outre, la traduction revêt selon elle une dimension intime, car il faudrait beaucoup aimer un auteur pour bien le traduire, mais aussi car en fin de compte le traducteur donne sa version personnelle de cet auteur.

La communication de Vivien Féasson était consacrée à un genre particulier, la fantasy, qui fait aujourd’hui l’objet d’une vague de retraduction, sans doute sous l’impulsion du succès que rencontrent des séries telles que Game of Thrones. Les nombreuses retraductions sont-elles alors le signe d’une consécration du genre, comme le revendiquent les paratextes qui louent les mérites de classiques du genre présentés comme fondateurs, ou prennent-elles place dans une vaste campagne de communication menée par des maisons d’éditions davantage soucieuse de trouver le best-seller que de proposer des traductions de qualité ?

La dernière session de la journée était consacrée à la retraduction de textes illustrés. Patricia Willson a fait part de ses expériences de retraduction pour la jeune maison d’édition catalane Libros del zorro rojo, qui publie exclusivement des livres illustrés. Dans un seul de ces six cas, la traductrice a eu accès aux illustrations avant de se mettre au travail ; les illustrateurs, quant à eux, n’ont jamais pu lire son texte avant de dessiner. Le traducteur traduit donc sans possibilité de se référer aux images et l’illustrateur illustre un texte qui n’existe pas encore. C’est sur ce paradoxe que Patricia Willson entendait attirer l’attention des participants : alors qu’une fois publié, le livre incite le lecteur à les interpréter conjointement, le texte et l’image sont dissociés au moment de sa conception.

L’inverse se produit dans les retraductions d’Alice étudiées par Justine Houyaux, où René Bour, d’un côté, et les sœurs Herbauts, de l’autre, sont à la fois retraducteurs et illustrateurs du texte de Lewis Carroll. Ils en livrent une réinterprétation personnelle, tant par le texte que par l’image. Le premier opte pour le style unilinéaire plutôt sobre et illustre en plus des épisodes habituels les questionnements d’Alice. Les secondes entendent dépoussiérer Alice dans à un album pour enfants où la traduction ludique et inventive s’associe à des dessins colorés.

Pour conclure la journée, les participants se sont réunis pour une table ronde qui a porté sur les nouveaux défis de (l’étude de) la retraduction.

Clémence Belflamme
(Université de Liège; Dép. de Langues et Lettres modernes, Langues et littératures espagnoles modernes)

 

Crédit photo Clémence Belflamme.
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