Sakura sakura

Sakura sakura… La plume à Maxime Lamiroy

C’était il y a juste une semaine…

Le vendredi 22 septembre en matinée Corinne Atlan animait à la Medaa l’atelier Le Haïku est-il soluble dans la traduction ?

Le même jour,  en soirée, avait lieu chez Tropismes la rencontre avec Corinne Atlan intitulée Le pont flottant des rêves animée par Soizic Schoonbroodt. 

Maxime Lamiroy (membre de l’AG de TraduQtiv, traducteur du russe, libraire chez Tropisme, etc. )a assisté aux deux événements et nous a écrit un texte en écho à cette journée sous le signe de la poésie.  

Sakura, sakura…

              Kandinsky se penche telle une courbe, cette droite qui se tord car elle subit continuellement deux forces, sur la différence entre le deuil noir des Occidentaux et le deuil blanc des Chinois. Il voit que le contraste est fort, aussi tranché que « jour » et « nuit ». Il y cerne pourtant une parenté. Il voit que les deux couleurs signifient « silence ». Silence définitif pour les chrétiens, silence de naissance vers un autre langage pour les Chinois non chrétiens. Cette différence entre les deux cultures est intérieure. Elle ne peut pas trouver son origine uniquement dans des données extérieures (conditions géographiques, sociétales, historiques, etc.). Il y a là quelque chose qui est propre à une culture, une nation. La somme des nations n’est pas cacophonique, elle ne donne pas lieu à des dissonances mais à une harmonie. L’Art est pour Kandinsky la voie qui mène à cette harmonie des cultures. Et le grand art pour Korneï Tchoukovski, c’est la traduction littéraire – ce qui en russe se dit « traduction artistique ».

Sakura, sakura…

              Les cerisiers de la chanson japonaise ne portent pas de fleurs. À la fenêtre du local de la MEDAA, on voit des plantes qui ont les couleurs sombres de l’automne. Sur le mur extérieur, Anne voit

se côtoyer le lierre fané et le lierre resplendissant. Le tableau morne des lierres se pare de lumière. Le soleil a pointé le bout de son nez, c’est l’automne il est un peu enrhumé. Cette alternance, ces contrastes nous interpellent. Une mémoire ancienne, toute intérieure, s’extasie comme le peuple juif en découvrant le bâton mort d’Aaron avec des fleurs et des fruits – à la fois jeune, mâture et mort. Voilà l’impensable pour nous. Corinne Atlan nous explique que là-bas au Japon, la transcendance est secondaire. L’immanence du monde a exercé l’œil des Japonais à percevoir les choses les plus subtiles, les plus délicates, éphémères… Une éphémérité qui s’inscrit dans une grande permanence, un cycle…

Sakura, sakura…         

  Nous sommes penchés sur ces signes, ces idées qui ont un son et forment des mots, des syllabes. Un 5/7/5 et un 6/7/5 que nous devons transposer dans notre langue. Retrouver à partir d’images, un sens, un courant de pensée qui puisse se glisser dans le cerveau francophone aussi subtilement et délicatement que le son original japonais.             

Sakura est un cerisier, sakura est un printemps. Et on ne peut pas prendre quelque chose de ce cerisier qui nous entoure. Il y a un Bouddha en nous, assis sur notre gorge. C’est de lui que s’écoule une eau précieuse, comme le dira l’un d’entre nous. Ce Bouddha bien assis est une différence intérieure entre le Japon et nous. Chez nous, le Bouddha est un fruit masculin, une pomme d’homme qui abaisse notre voix, nous rappelle que notre verbe est péché. Là-bas, on incinère le mort en famille. On tente de recueillir ses os. Et le plus proche du défunt, sa femme ou son mari, son fils ou sa fille, peut garder l’os précieux, celui qui ressemble à un Bouddha assis.

Sakura, sakura

              Nous traduisons sur trois lignes, sans connaître le drame de cet unique trait japonais. Et puis Corinne nous explique.

Cerisiers, cerisiers
Ah si je pouvais recueillir
Sa pomme d’Adam

Le haïku de la poétesse est dédié à une amie qui n’a pas pu assister aux funérailles de l’homme qu’elle aimait. Il était marié à une autre. Elle n’était pas la femme qui pouvait recueillir le Bouddha assis, le siège de sa tendre parole. Dévoilé, le poème nous émeut. Je repense à ma mère assise au cimetière. Il faudra que je retourne le voir un jour. Cela fait vingt ans que j’y pense. Il est au bout de la rue, ce n’est pas loin mais j’oublie… Ma mère s’est assise dans ce cimetière, c’était la deuxième fois. La première lors de l’enterrement de ma grande-tante en France. Elle a choisi un arbre et a pensé à elle. Cette fois-ci, elle y retourne pour choisir un autre arbre car elle ne pourra pas prendre le Bouddha de l’homme qu’elle aimait. Elle n’est rien pour sa famille. Dans un autre monde, un monde japonais, j’aurais pu lui écrire ce haïku…

Sakura, sakura…

              Le sourire malicieux de Patricia Highsmith m’adresse quelques mots laissés sur le papier : « Les meilleures nouvelles sont celles qui sont fabriquées à partir des émotions de l’auteur, et leur thème pourraient souvent tout aussi bien faire l’objet de poèmes […] Le livre gagne toujours à contenir des expériences personnellement ressenties […] C’est ce que j’appellerai l’école de l’écriture personnelle. » Une école harmonieuse de la différence intérieure…

Sakura, sakura,
Plus jamais on n’entendra
Ta voix vivante