Traduire les langues anciennes – Enjeux, possibilités et perspectives

Voici un article inédit de Lena Tröger*, doctorante au sein du projet FNS-Sinergia « Lege Iosephum! Reading Josephus in the Latin Middle Ages » à l’université de Berne (Suisse), à l’intention de TraduQtiv.

La traduction en général semble impliquer un mode d’action et un objectif clairement définis : on lit un texte original, dans une langue étrangère, et on souhaite le transmettre – dans son intégralité ou par extraits – dans une autre langue, afin de le comprendre ou de le rendre accessible aux autres. Pour ce faire, le traducteur cherche à produire un texte littéraire aussi attrayant que possible : le ton et l’atmosphère d’origine doivent être reflétés, les particularités linguistiques et stylistiques doivent, dans la mesure du possible, également figurer dans la traduction et les finesses narratives de l’auteur doivent être préservées. Mais avant tout, il s’agit de produire un texte où toute trace de traduction a disparu.

Alors que les traductions de textes contemporains sont souvent destinées au marché du livre général, le lectorat des textes anciens est plus fractionné : amateurs intéressés, chercheurs d’autres disciplines, philologues classiques etc. La première question cruciale que doit donc se poser un traducteur est la suivante : à qui la traduction est-elle destinée ? Il en résulte plusieurs conséquences : si le texte est destiné à un public large mais non spécialisé, on optera sans doute pour une traduction plutôt libre, et qui sera donc attractive. Si le texte doit servir à des scientifiques sans connaissances linguistiques, qui doivent l’interpréter, le traducteur produira plutôtune traduction plus littérale ; il ne devra en aucun cas ignorer la syntaxe complexe et souvent extrêmement hypotactique tant du grec que du latin. Enfin, si la traduction vise à être utilisée comme édition d’étude pour les apprenants des langues concernées, il est absolument nécessaire que la traduction reste aussi proche que possible au texte de départ, de sorte que celui-ci puisse être bien reconstitué, même s’il en résulte éventuellement une traduction difficilement lisible.

D’autres questions fondamentales se posent aussi, notamment en ce qui concerne la façon de gérer la métrique : du point de vue littéraire, le latin s’inscrit dans la tradition du grec. Chaque genre est associé à un mètre, par exemple les épopées sont exclusivement composées d’hexamètres. De plus, ce genre est réservé à la représentation des dieux et des héros. Comme les deux langues fonctionnent par conjugaison et déclinaison (système des cinq/six cas), ce sont surtout des hyperbates extrêmement vastes qui caractérisent notamment la poésie. Lors de la traduction, il est possible de reproduire le mètre, mais il faut alors souvent rassembler des mots associés de différents vers. En conséquence, ils ne se trouvent plus dans le même vers que dans l’original. On se retrouve donc à nouveau face à la question de savoir qui précisément utilisera la traduction.

Mis à part cet aspect, l’un des plus grands enjeux concerne le lien culturel que le traducteur partage avec son public de lecteurs : comment gérer des concepts anciens tels que la vertu, la gloire ou l’honneur, qui sont difficilement compréhensibles aujourd’hui ? Pour un héros homérique, l’honneur et la gloire sont des éléments majeurs de sa vie : il vaut mieux ne pas vivre que de vivre sans gloire. Il ne s’agit pas d’une vanité personnelle ou d’une ambition particulière, mais de l’expression du mode de vie et des exigences de l’ensemble de la noblesse de l’époque. D’un point de vue actuel, ce concept n’est pas seulement archaïque, mais totalement incompréhensible. Ainsi, alors que la traduction de κλέος par « gloire » semble à première vue très raisonnable, le traducteur est amené à décider s’il traduit le terme sans le commenter pour le laisser à la responsabilité du lecteur, ou s’il le commentera en quelque sorte. Dans chaque cas, la problématique est double, car pour le traducteur, le monde de l’Antiquité est un monde étranger qu’il reconstruit d’une certaine manière. C’est le même défi que relève le lecteur qui, à son tour, reconstruit un monde à partir d’une traduction et de ses propres intuitions et attentes.

Alors que les mérites militaires, l’honneur et la gloire ne provoquent, au mieux, qu’une légère irritation s’ils sont présentés comme des buts dans la vie, des termes tels que δημοκρατία (dêmokratía) constituent des obstacles encore plus difficiles à surmonter. Certes, il est séduisant de traduire par « démocratie », mais tout aussi fallacieux. Aujourd’hui, la démocratie est comprise comme la participation de l’ensemble du peuple (à partir d’un certain âge), tandis que dans la Grèce du Ve siècle av. J.-C., elle se limitait uniquement aux hommes libres, c’est-à-dire qu’elle excluait les femmes, les esclaves ainsi que les métèques. La notion antique ne présente que des recoupements partiels avec la compréhension moderne du terme – comment traduire dans ce cas ? A nouveau, c’est au traducteur de faire un choix prudent.

Mais ce défi n’est pas exclusivement contemporain, comme le montre l’exemple de Cicéron. Si nous jetons un coup d’œil sur la traduction dans l’Antiquité romaine elle-même, nous constatons tout d’abord des différences importantes par rapport à l’époque actuelle : jusqu’à l’époque augustéenne, la littérature romaine se développe en traduisant, transposant, imitant et surpassant les grands modèles grecs. C’est ainsi que le latin, langue d’usage, devient également une langue littéraire. Cicéron s’est particulièrement distingué dans ce domaine : il est considéré comme celui qui a traduit la philosophie grecque en latin. Il s’est donné pour objectif, d’une part, d’utiliser le moins possible de mots grecs étrangers (à l’exception de mots empruntés au latin déjà établis comme « philosophia », philosophie, ou « aer », air) et, d’autre part, de développer une langue qui saisisse le plus précisément possible la philosophie grecque. Il était déjà conscient que lors de la traduction de mots, le spectre de signification et aussi la connotation divergeaient souvent. Un autre problème auquel il était confronté était l’absence de termes philosophiques appropriés, comme par exemple pour πάθος (páthos), « souffrance, passion, mouvement de l’âme, sensation », mais aussi « événement » (Cic., de fin. III, 35). Cicéron n’est pas le seul, mais certainement l’un des écrivains antiques les plus importants à avoir également traité le méta-niveau de la traduction.

Si l’on se concentre sur des auteurs classiques comme Cicéron, il pourrait sembler que les traductions des grands classiques de l’Antiquité ne soient plus nécessaires, car il en existe plus qu’assez (par exemple 60 traductions de l’Iliade d’Homère uniquement en allemand, cf. Latacz, 2014, Homers Ilias, p. 589sq.). Et pourtant, il est important que ces œuvres, qui nous sont si étrangères dans leur univers de vie et de pensée, fassent l’objet d’une étude toujours renouvelée. La langue des traductions doit être actualisée afin de rendre les textes antiques accessibles, car ils représentent le berceau de la littérature européenne. En outre, chaque traduction est en quelque sorte le résultat de son propre esprit du temps et invite à une nouvelle discussion sur le sujet. Afin de maintenir l’accès aux textes, il faut des personnes qui maîtrisent parfaitement les langues anciennes.

Hormis les grands auteurs tels qu’Homère, Euripide, Cicéron, Virgile ou Horace, il existe une multitude d’auteurs, en particulier médiévaux, dont les textes n’ont pas encore été édités ou traduits. Prenons l’exemple de Flavius Josèphe (1er siècle après J.-C.) : prisonnier de guerre judéen puis libéré, il arrive à Rome à la suite de Vespasien et de son fils Titus après la destruction de Jérusalem en 70 après J.-C., où il rédige plusieurs ouvrages en tant qu’historien. Parmi eux, la Guerre juive (Bellum Iudaicum) ainsi que les Antiquités juives (Antiquitates Iudaicae) sont les plus importants, rédigés en grec, qui n’était pourtant pas sa langue maternelle. Comme ses œuvres, qui traitent de l’histoire de la Judée du 3e siècle avant J.-C. au 1er siècle après J.-C., sont des sources uniques pour ce, elles ont été traduites en latin à peine quelques siècles plus tard (Bellum : fin du 4e siècle, Antiquitates : 6e siècle). Le texte grec a été édité intégralement pour la dernière fois à la fin du 19e siècle, mais avec de nombreuses insuffisances scientifiques du point de vue actuel. Mais la situation est encore plus problématique en ce qui concerne les traductions latines : celles-ci n’ont jamais fait l’objet d’une édition critique complète. Si l’on souhaite donc traduire ce qu’on appelle le « Josèphe latin », il faut fréquemment consulter les manuscrits. Il peut paraître futile de consacrer du temps aux traductions latines, puisque le texte original est disponible. Mais ces traductions ne sont pas seulement importantes pour leur contenu – car elles sont partiellement des récits de témoins oculaires, et en tout cas singulières par les événements et les histoires qu’ils racontent -, elles montrent aussi comment les traducteurs ont travaillé, comment les connotations de certains mots ont évolué du 4e au 6e siècle, comment le christianisme qui se consolide et la conception chrétienne de l’histoire juive prennent de l’influence. Ces textes sont donc d’un grand intérêt pour les philologues, les historiens, les théologiens, les judaïstes et autres. Des œuvres comme celles de Josèphe aussi méritent d’être accessibles à un public intéressé par l’histoire, mais ne connaissant pas la langue. Il reste donc encore beaucoup à faire !

*Lena Tröger a appris le latin et le grec dès le collège. Après le baccalauréat, elle a étudié la philologie classique ainsi que le latin moyen et moderne à Bamberg et Erlangen (Allemagne). Une fois son master en poche, elle a séjourné un an à Paris en tant que boursière de l’OFAJ et s’est rendue dans de nombreuses écoles en tant que lectrice-animatrice de « mobiklasse.de ». Elle a ensuite passé le deuxième diplôme d’État pour l’enseignement au lycée. Depuis 2019, elle est doctorante au sein du projet FNS-Sinergia « Lege Iosephum! Reading Josephus in the Latin Middle Ages » à l’université de Berne (Suisse).