Il est des questions épineuses, des questions qui fâchent ou des questions idiotes, bref des questions qu’il vaut mieux éviter de poser. Pourtant, l’asbl TraduQtiv s’est risquée dans l’aventure et a posé à des personnes dont la traduction n’est pas le métier, une question délicate et pourtant vraiment centrale : le traducteur est-il un auteur? Voici ce qu’elles ont répondu.
Ariane HERMAN
Libraire – TULITU
Sans l’ombre d’une hésitation, je réponds oui ! Les traducteurs et traductrices ne doivent pas seulement avoir les connaissances linguistiques : ils doivent aussi faire preuve d’une vraie fibre artistique puisque, tout en collant à la « manière » d’un auteur, ils lui donnent une existence dans une autre langue, nous font ressentir des impressions, des situations. Le traducteur a sa sensibilité face au texte, on le voit bien quand on feuillette une traduction et sa retraduction. Elles sont toujours très différentes. Depuis que j’ai assisté à une battle au cours de laquelle deux traducteurs devaient traduire le même extrait et arrivaient à des résultats différents, je suis très attentive à qui traduit le livre. Par exemple, je conseille désormais à mes clients de lire Un lieu à soi, le texte de Virginia Wolf, dans la retraduction de Marie Darrieussecq (Denoël) plutôt que dans ses traductions précédentes parues sous le titre Une chambre à soi. Pour moi, le traducteur est clairement un auteur. J’en veux pour preuve qu’il est souvent, aussi, un romancier ou un poète.
Tanguy ROOSEN
Président du CA de la Foire du livre de Bruxelles
Devrait-on encore se poser la question au XXIe siècle ? N’est-ce pas une évidence reconnue par la profession ? Par les partenaires que sont les auteurs des œuvres originales et les éditeurs, certes après des années de combats déterminés pour faire reconnaître aux traducteurs non seulement les aspects patrimoniaux liés à la propriété littéraire et artistique, mais aussi les aspects moraux, dont le droit de paternité est la manifestation la plus évidente.
Ce sont des générations de traducteurs qui ont pu mener ces combats à bien, sans rien nier du travail des auteurs.
Force est cependant de constater que quelques petits villages pas toujours gaulois hésitent encore, voire refusent, de les considérer comme de vrais auteurs et d’assumer les conséquences qui en découlent, particulièrement dans le domaine du droit social en Belgique.
À l’aune du XXI siècle un tribunal du travail a dû rendre un jugement confirmant ce que nous pensons tous dans une affaire opposant un traducteur littéraire à l’office des pensions. Malgré cette décision, des administrations doutent encore, voire refusent de les considérer comme des auteurs à part entière.
Il faut craindre que le combat ne soit pas terminé, car les réalités du métier de traducteur littéraire, sa complexité, la place manifeste de la création artistique sont encore trop méconnues par bon nombre de personnes et de secteurs étrangers au monde de la création artistique.
Puissent ces journées de la traduction littéraire rendre plus perméables ces mondes.
Élisabeth KOVACS
Programmatrice littéraire

Je ne peux pas m’empêcher de vouloir détourner la question qui m’est posée : bien sûr que le traducteur est un auteur et que la traductrice est une autrice, mais si l’une et l’autre forcent mon respect, c’est parce qu’ils sont également enquêteur, chercheuse, expert tour à tour en techniques de combat de boxe, en gastronomie vietnamienne, en solfège, en super héros, ou en rap sud-américain. Et que pour autant, les coutures entre tous ces pans de savoir qui s’entretissent de la chaîne et de la trame d’un récit, et le montage des différentes voix qui se répondent dans un texte demeurent bien souvent invisibles. Un bon traducteur, c’est, effectivement, doublement un bon auteur, puisqu’il ou elle sait restituer et s’effacer, donner à entendre d’autres voix que la sienne à partir d’un autre lieu, d’une autre langue que la sienne.
La question de la traduction et du choix d’un traducteur ou d’une traductrice est actuellement singulièrement d’actualité. Dans plusieurs pays, des voix se sont élevées pour remettre en cause le fait que la traduction soit le lieu de l’altérité par excellence, pour paraphraser l’autrice et traductrice Valérie Zenatti. Or, aujourd’hui plus que jamais, on souhaiterait que le traducteur soit le plus proche possible de ce qu’est un auteur, autrement dit, que son lieu soit celui de la littérature avant d’être celui de l’activisme, ou qu’en tout cas, il ne sacrifie pas l’un à l’autre.
Le traducteur est une autrice, oui, c’est-à-dire, aussi, un artisan, une tisserande, et le tissage qui est le sien n’est rien sinon un métissage.
Gregory LAURENT
Responsable ULB Culture
Oui, bien sûr… pour autant qu’il ou elle maîtrise l’art de la traduction et que l’œuvre à traduire soit de
qualité ! Encore que, parfois il y a de belles surprises !
Au-delà de l’humour, pour moi il ne fait aucun doute que les traducteurs sont des auteurs à part entière.
Lorsque j’étais Commissaire général de la Foire du Livre de Bruxelles, j’ai toujours milité, aux côtés de Christine Defoin, pour faire connaître cet art de passeur au grand public.
Nous avons créé ensemble la Journée de la Traduction de la Foire du Livre qui en était, cette année, à sa 6ème édition. Parce que, pour moi, tous ces textes internationaux que nous proposions aux lecteurs et aux lectrices devaient s’apprécier doublement : pour leur intrigue et pour leur traduction.
Aujourd’hui, dans le nouveau rôle qui est le mien à ULB Culture, je veux continuer à mettre en avant ces traducteurs qui sont, trop souvent encore, invisibles, absents des couvertures ou absurdement oubliés.
En fin de compte, ne pourrions-nous pas reformuler la question de la façon suivante : les traducteurs sont-ils obligés d’occuper la case d’auteurs humbles ?
Pour ma part, j’ai fait mon choix ! Je prône la notion de traducteurs et traductrices « super star ». Et je réclame pour eux une meilleure place dans les festivals, dans les salons et dans le monde universitaire.
Car traduire, c’est avant tout écrire.

Marie BAUDET
Journaliste culture | scène – La Libre
Le traducteur est-il un auteur ? La traductrice est-elle une autrice ?
Question rhétorique.
Traduire c’est écrire.
Traduire c’est chercher, enquêter, corriger, s’aventurer en zone inconnue, explorer de nouveaux lexiques, acquérir des savoirs.
Traduire c’est modeler, forger, façonner, rapiécer, tordre parfois, tisser toujours. Établir, rétablir le lien.
Traduire c’est transmettre. Transposer une langue dans une autre, par définition. Mais aussi un ton, un son, quand l’œuvre d’origine a vocation d’être portée par la voix et le corps.
Traduire c’est – quand et où il faut – s’affranchir du sens au profit des assonances. C’est questionner l’amplitude possible du « » glissement de sens pour ne pas perdre le son » », comme le relève Lisette Lombé, adepte de la percussion par allitérations. Traduire sa poésie orale, sociale, c’est « »un travail d’équilibriste » ». Avec souvent, remarque la poétesse slameuse, « »les mêmes questions aux mêmes endroits, de l’allemand au portugais – les mots-valises, l’argot » ». Traduire c’est, en connivence avec l’autrice-performeuse, veiller à « »garder un travail sur la musique a cappella » ».
Traduire c’est, dans le champ des arts vivants, penser la résonance d’un propos porté sur un plateau. Orchestrer une traversée de l’espace linguistique, naturellement, mais aussi parfois du temps. C’est saisir la vibration d’un ailleurs pour la recomposer dans l’ici et maintenant, jusqu’au phrasé de ses interprètes.
C’est encore, dans le cas des surtitres, capter l’essence, en sculpter l’écume, d’un seul geste écrémer et condenser.
Traduire c’est affronter les turbulences pour entrer en connivence. C’est sentir. Consentir à trahir ? Peut-être. C’est souffler sur les braises et attiser la flamme. C’est arroser, désherber, tailler, rempoter. C’est filer la métaphore. C’est s’imprégner puis déborder.
C’est empoigner et lâcher prise.
C’est récuser les jeux de miroir sans négliger les reflets.
Traduire c’est écrire.
Question rhétorique.
Isabelle BARY
Écrivaine belge
Si l’auteur est une voix qui questionne, qui offre une bulle, un espace à rêver, une vision, un reflet, une faille, mais aussi des mots à emprunter quand la joie ou le courage font défaut, des phrases à faire frissonner, pleurer et rire, alors oui, assurément, le traducteur est un auteur.
L’auteur d’un texte est sa cause, sa base, son origine. Il vibre, ressent, travestit la vie pour la partager. Celui qui traduit ce texte-là se doit de vibrer et de ressentir à son tour, de choisir le mot qui décrypte sans trahir, qui transforme sans déformer, qui convoque et séduit le lecteur à venir. Il est lui-même la cause, la base et l’origine de ce défi. L’auteur donc. Peut-être même est-il davantage puisqu’ en aiguisant sa propre créativité à chaque mot, il se doit de l’incarner et de lui rendre hommage.
Je me souviens de cette lecture, voici quelques années, La couleur des sentiments de l’auteure américaine Kathryn Stockett, un roman qui brasse racisme, féminisme et écriture que j’avais décidé, par pure paresse, de découvrir à travers le filtre sa traduction française. J’avais été frappée par la justesse de l’atmosphère interprétée par le traducteur, Pierre Girard, la délicatesse du ressenti féminin, l’émotion et la subtilité qui s’en dégageaient. J’ai oublié au fil des pages la langue originelle qui se cachait derrière chaque phrase parce que je ne lisais plus là un texte transposé, je lisais un livre écrit à 4 mains.
Christophe Mincke
Directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie
La traductrice est une complice.
En tant que juriste de formation la notion me renvoie à celle d’auteur d’infraction. Est auteur celui qui pose les actes constitutifs de l’infraction, mais aussi celui qui provoque à sa commission (un commanditaire, par exemple) ou apporte une aide indispensable à sa réalisation (le chauffeur d’un hold up). Le complice est celui qui apporte une aide utile, sinon indispensable.
En tant que scientifique, je suis auteur de textes qui sont une manière de communiquer ma pensée, mais avant tout d’organiser et de clarifier celle-ci. Or, il se fait que je suis né en terres francophones et que la langue dans laquelle je pense et m’exprime est le français. Rien de plus banal. Sauf qu’en matière scientifique – même en sciences sociales – l’anglais est une lingua franca. L’utiliser donne accès à des audiences dépassant largement les pays anglophones. Pour parler à des Péruviens, à des Chinois ou à des Danois, il faut maitriser l’anglais.
Cependant, à l’écrit, « se débrouiller » ne suffit pas. Heureusement, quelqu’une m’apporte une aide précieuse. Certes, je peux exprimer ma pensée sans elle, et toucher un public appréciable, mais elle m’est extrêmement utile à l’élargissement de mon audience. Elle m’accompagne depuis l’entame du travail que je mène aujourd’hui ; en 10 ans, elle a donc assisté à la naissance de concepts, à l’expression d’hypothèses, à leur confirmation s’appuyant sur un travail empirique. C’est ainsi qu’en même temps que je travaillais à clarifier (l’expression de) ma pensée en français, elle faisait de même en anglais, parvenant à faire vivre mes réflexions dans une autre langue. Bien que je ne l’aie jamais rencontrée, elle est devenue ma voix (écrite) anglaise. C’est à ce titre qu’elle est ma complice. »
Cindy Vermeulen
Autrice et éditrice.
La traductrice est-elle une autrice ? Je vais parler au féminin universel pour ne pas heurter les personnes qui ne sont pas familières de l’écriture inclusive. Les hommes sont bien évidemment inclus dans la Femme, dès lors que je l’écris avec un grand F.
Je me rappelle que notre professeur de latin-grec nous disait toujours quand il nous donnait une version à faire : « traduction = trahison ». On était une vingtaine en classe et pas deux ne traduisaient le texte de la même manière.
Aujourd’hui, quand je lis un texte de la Bible, je compare différentes traductions pour en saisir le sens, car je sais qu’une interprétation est toujours fonction de la sensibilité propre de la personne, du contexte sociétal, du contexte historique.
En tant qu’autrice, j’ai pris conscience que mes mots, même sans être traduits, pouvaient être interprétés d’une façon tout à fait différente de celle que j’imaginais. Mais cette interprétation n’appartient plus à l’autrice, cette interprétation est celle du lecteur, de la lectrice.
Je n’ai encore jamais eu le privilège de voir une de mes œuvres traduites, mais sans aucun doute, la personne qui s’y attellerait devrait faire preuve de création et de créativité pour donner vie à mes mots (et mes maux) dans une autre langue, une langue vivante et donc une langue forgée par son histoire et son évolution sociétale.
La traductrice doit permettre à la lectrice d’appréhender au mieux la pensée de l’autrice. Elle devient ainsi l’autrice d’un texte nouveau. CQFD.
Et vous? Que répondriez-vous à cette question?
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