Un repaire pour la traduction

La 5ème journée de la traduction a eu lieu le 5 mars dernier, dans les circonstances que l’on connaît,  sur le thème « Traduire d’une rive à l’autre ». C’est dans ce cadre que Corinna Gepner (traductrice littéraire de l’allemand, présidente de l’ATLF) et Diane Meur (traductrice littéraire de l’allemand et de l’anglais, romancière) ont échangé avec Anne-Lise Remacle à propos de la toute récente collection La Contrebande, lancée en automne 2019 par les éditions La Contre allée (Lille) sous le signe de la traduction (« Un repaire pour celles et ceux qui traduisent, qui ne cessent de faire circuler avec leurs mots ceux des autres »).

La parution récente dans cette collection de Traduire ou perdre pied de Corinna Gepner et de Entre les rives de Diane Meur,  est prétexte à cette rencontre sur le rapport à la langue et à la littérature (allemandes en l’occurrence), mais surtout sur l’amour du partage qu’incarne la traduction.
En effet, la collection La Contrebande se veut un espace de transmission sur l’expérience de la traduction. Pour les deux intervenantes, l’occasion tombait à point nommé, Diane Meur se trouvant dans une période bilan propice à faire le lien entre ses pratiques interconnectées de traductrice et de romancière, et Corinna Gepner saisissant l’occasion pour systématiser sa réflexion sur son parcours personnel en traduction.
La forme que revêtent ces réflexions, qu’elle consiste en une sorte de « collage », d’après le terme de Diane Meur, ou une série de « petits fragments », pour reprendre celui de Corinna Gepner , a été laissée à la discrétion des autrices (pour leur plus grande joie) afin d’accueillir autant que possible la diversité des voix autour d’une même pratique servie par des parcours différents. Ainsi, ni écriture romanesque, ni essai traductologique théorique, la forme choisie par Diane Meur lui a permis d’écrire à la fois sur la traduction et sur l’écriture, composant ce « collage » néanmoins tenu par un récit en filigrane.
Quant au choix de la langue allemande, commune aux deux autrices, il tient à des rapports très différents à celle-ci. Si pour Corinna Gepner il découle tout naturellement d’un ancrage émotionnel et affectif dû aux origines familiales allemandes et alimenté par les rencontres ou par la découverte de la poésie de Heine au lycée, il est beaucoup plus impénétrable dans le cas de Diane Meur, pour qui cette langue est arrivée dans un troisième temps après le néerlandais (elle est née à Bruxelles) et l’anglais. Quoi qu’il en soit, l’acte de traduire apparait d’abord pour celle-ci comme un acte de pur plaisir, induit naturellement par l’amour d’un texte, avant même de devenir une activité professionnelle. Toutes deux ont aussi à cœur de débarrasser l’allemand des clichés et préjugés liés à son histoire récente en tant que langue d’oppression, selon la formule de Georges-Arthur Goldschmidt, et, comme l’explique Corinna Gepner, de « faire entendre la voix d’individus broyés par l’Histoire sans que cette voix s’inscrive dans une vision manichéenne. »
Diane Meur  s’intéresse à l’allemand en tant que langue choisie par les auteurs, comme lingua franca, puisque les langues sont fluides et les frontières entre celles-ci, poreuses. Corinna Gepner ajoute qu’être entre deux langues ouvre des champs plus vastes dans la mesure où l’on ne serait pas dans une relation entre deux langues ou deux cultures, dans un contexte où les frontières s’estompent en effet, mais bien dans une relation entre l’autre et soi, comme le confirme Diane Meur Un phénomène que toutes deux jugent un objet d’étude intéressant pour les traducteurs.
À la comparaison que fait Anne-Lise Remacle entre la traduction et un phénomène géologique, une sorte de travail d’archéologie sur soi, Diane Meur répond qu’en effet, « tout ce qui nous fait se retrouve en traduction. » Celle-ci nous rend réceptif à toute la pluralité d’un système linguistique et il est d’ailleurs difficile de savoir si c’est la traduction qui nous rend plus sensibles ou si c’est notre sensibilité qui nous rend enclins à traduire.
Le lexique employé pour décrire la nature de l’activité traduisante emprunte souvent, selon Anne-Lise Remacle , à l’idée d’accueil, de compagnonnage, mais aussi au champ de la fragilité, de la minutie du laborantin…Sont-ce là des clichés ? Corinna Gepner souligne que cet attachement à la précision et à la justesse est aussi indissociable du doute, d’une mise en danger que l’on doit accepter pour faire ce métier. Si elle le qualifie de travail d’orfèvre, Diane Meur emploie, elle, l’image d’un « horloger qui a des doutes métaphysiques ». D’autres imageries sont souvent invoquées : celle de la pesée (la balance, le trébuchet) comme celle de la broderie, et tout particulièrement en traduction de textes de sciences humaines.
Si « être traducteur, c’est se transformer chemin faisant », comme l’a dit Corinna Gepner, est-ce à dire qu’il y a des textes « fracturants », des textes charnière ? Corinna Gepner rappelle qu’elle s’est formée à la traduction « sur le tas » et que, dans son cas, ce chemin s’est fait progressivement, en posant des questions. Paradoxalement, plus on avance dans le métier, plus on est conscient de la distance qui reste à parcourir. Pour Diane Meur aussi le chemin s’est fait progressivement, sans « texte jalon » mais par la somme de micro-problèmes, chaque livre étant une « montagne d’expériences ». En revanche, toutes deux reconnaissent l’utilité de l’enseignement comme outil de diagnostic, que ce soit en animant des ateliers de traduction ou en enseignant par correspondance (pour le CETL, par exemple), pour prendre de la distance afin de rendre objectif et concret ce qui jusque là relevait de l’instinctif.
Les deux invitées ayant traduit Stefan Zweig, la question de savoir si elles ont échangé sur leur travail au moment de la publication de leurs traductions s’impose tout naturellement…Tout d’abord, les deux soulignent les difficultés à traduire cet auteur, au style « saturé, très riche », selon Diane Meur, et dont le premier texte « résistait » à Corinna Gepner jusqu’au moment où elle avoue l’avoir « laissé vivre ». Traduire est, de l’avis de toutes deux, un exercice subjectif, chaque traducteur ayant sa méthode et deux traductions pouvant être aussi différentes qu’excellentes. Quant à les comparer, si cela a quelque chose d’amusant pour Diane Meur ou plutôt d’angoissant pour Corinna Gepner, échanger sur un travail en cours est toujours intéressant et est d’ailleurs ce que cette dernière a fait lors de sa première traduction de Zweig.
Une question sur le rapport à la musique ne pouvait manquer dans une rencontre sur la traduction tant c’est une évidence, pour Diane Meur , qui estime que « parler de musique dans un texte littéraire c’est faire acte de traduction. » Ainsi, la traduction d’un livre était, pour elle, dans un premier temps régi par les métaphores visuelles, puis avec le temps plutôt par les métaphores auditives, d’autant plus quand la musique se trouve être le sujet de l’œuvre littéraire, un cas de figure qui s’est présenté à elle en traduisant un ouvrage qui parlait d’un poème de Heine ayant lui-même été mis en musique par Schubert. On se trouve alors véritablement à la croisée des chemins entre deux langages. Pour Corinna Gepner « penser au texte en termes de musique c’est faire le deuil sur les mots, tout comme traduire est mettre des mots sur ce deuil. »
L’éternelle question des intraduisibles clôt le débat. Si les deux traductrices s’accordent sur leur inexistence, elles en nuancent le sens : L’intraduisible est « ce que l’on doit sans cesse retraduire » pour Diane Meur, et « ce que je ne peux pas traduire » pour Corinna Gepner .

En 2021, si les conditions sanitaires le permettent, la Foire du Livre de Bruxelles proposera le 25 février une 6ème journée de la traduction sur le thème « Traduction(s) plurielle(s), pluralité des traductions ».

Synthèse : Cristina López Devaux, Faculté de Lettres, Traduction et Communication – Ecole de Traduction et Interprétation ISTI – Cooremans

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