En 2020, la Foire du livre de Bruxelles a été le dernier grand événement de masse à se tenir en Europe. C’est dans ce cadre que la 5ème journée de la traduction a eu lieu le 5 mars sur le thème « Traduire d’une rive à l’autre » . La poésie n’a pas été oubliée lors de cette journée consacrée . Pendant la rencontre intitulée La poésie comme pont littéraire, Xavier Luffin (ULB), Dilnur Reyhan (ULB) et Christine Pagnoulle (ULiège) ont partagé avec les visiteurs leur passion pour la poésie. La rencontre était modérée par Christine Defoin.
Christine Pagnoulle, professeure à l’Université de Liège, membre du Centre interdisciplinaire de Recherches en Traduction et en Interprétation (CIRTI) et traductrice, s’intéresse surtout à des écrivains de régions où l’anglais a été, à des degrés divers, imposé comme langue coloniale. Elle a partagé, avec enthousiasme, son expérience de la traduction et son attachement à la littérature des Caraïbes en présentant un extrait de la poésie de l’écrivain Kamau Brathwaite.
Brathwaite, originaire de la Barbade, fait ses études universitaires en Grande Bretagne, il passe ensuite quelques années au Ghana, vingt-cinq ans en Jamaïque, qu’il quitte pour vivre et enseigner à New York. Il est mort le 4 février dernier à la Barbade, à 89 ans. Son écriture, avec ses jeux sur les registres, les typographies, les sonorités et les significations, pose un véritable défi au traducteur, l’obligeant sans cesse à se dépasser et à sortir des sentiers battus de tout académisme.
Si les premiers poèmes en anglais des Caraïbes sont empreints de colonialisme, très académiques et expriment des sentiments d’attachement profond à la mère patrie, on assiste ensuite à une rupture et des traditions qui ne s’exprimaient que dans des pratiques comme le vaudou trouvent de nouvelles voies pour se manifester, nous dit Christine Pagnoulle. Face à la liberté de la plume de Brathwaite, sa créativité et sa musicalité, le traducteur est parfois bien désarmé et ne peut qu’espérer se laisser porter par l’original pour produire une traduction de qualité.
Voici un court extrait de la poésie de Brathwaite, qui donne une idée de la taille du défi:
The writing of the sea shd not result
in its escarpment
she said
mmveene allu tka xthox. Alongogono
The scene of water fine & blue behind her
standing before me unxpected on the beach
her three eyes glowing
like Hyppolite her step
-father of the earth
the painter of heaven & hellven
thussaluttata
(…)
Dilnur Reyhan est post-doctorante à l’ULB et travaille sur le thème des femmes ouïghours dans la diaspora européenne ; elle enseigne aussi sa langue. Son intervention offre au public de la Foire du Livre l’occasion de faire plus ample connaissance avec la culture ouïghour, dont la langue appartient à la famille turque mais utilise aujourd’hui des caractères arabes. Dilnur Reyhan signale que les Ouïghours sont un peuple nomade et qu’il ne faut dès lors pas s’étonner que la poésie occupe une place prépondérante dans leur culture. Ce n’est que très tard, vers les 19ème et 20ème siècles qu’apparaît le roman. Dilnur Reyhan explique qu’une des grandes difficultés de la traduction de la poésie ouïghour réside dans le fait que celle-ci présente de grandes différences par rapport à notre poésie française. La répétition y est fréquente et s’appuie notamment sur le rythme et sur la musicalité. Le degré de précision n’est non plus pas le même qu’en français et le lecteur est dès lors souvent invité à faire travailler son imagination pour interpréter l’auteur. Autant de caractéristiques qui compliquent considérablement la vie du traducteur, qui doit s’efforcer de trouver un juste milieu. Dilnur Reyhan précise que certains genres sont plus codifiés que d’autres et que les influences de l’arabe et du persan sont nombreuses.
Xavier Luffin, professeur à l’ULB et traducteur tant de poésie que de nouvelles et de romans en langue arabe, partage lui aussi sa passion. Il est d’ailleurs sur le point de sortir un recueil de poésie ancienne. Comme pour le ouïghour, la poésie est le genre littéraire par excellence de la culture arabe et ce n’est que vers la fin du 19ème siècle que l’on voit se développer progressivement d’autre genres comme la fiction ou les pièces de théâtre écrites. La poésie n’a d’ailleurs pas perdu son influence dans le monde arabe et tous les intellectuels y connaissent les grands poèmes par cœur. Xavier Luffin nous apprend qu’il y a lieu de faire la différence entre la poésie dialectale, de tradition orale, et la poésie classique, qui relève la fois de la tradition écrite et de la tradition orale. Il souligne que la poésie arabe est très codifiée et que chaque vers doit se terminer par la même rime, ce qui est évidemment très contraignant pour le traducteur. Toutefois, au 20ème siècle, la plupart des poètes ont abandonné la métrique classique pour recourir au vers libre. Xavier Luffin affirme que, en tant que traducteur, il ne respecte pas les rimes pour éviter de se retrouver, en français, avec des rimes de piètre qualité qui ne produiraient pas le même enchantement que dans la langue d’origine. La métrique arabe est basée sur l’alternance entre les voyelles longues et les voyelles brèves, ce qui n’est pas le cas en français. Il concentre alors plutôt tous ses efforts pour parvenir à conserver le rythme et le souffle du texte qu’il traduit.
Quant à la question de savoir s’il faut, dans une certaine mesure, être poète pour traduire de la poésie, les trois invités ont affirmé qu’il fallait en tout cas l’aimer, être capable de la sentir, la comprendre.
En 2021, si les conditions sanitaires le permettent, la Foire du Livre de Bruxelles proposera le 25 février une 6ème journée de la traduction sur le thème « Traduction(s) plurielle(s), pluralité des traductions ».
Synthèse : Alain Pluckers, Traducteur au Conseil de l’Union européenne.
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