En 2002, alors que je terminais ma formation de traductrice littéraire au Centre européen de traduction littéraire (CETL) dirigé par Françoise Wuilmart, il m’a pris l’envie de lire à haute voix et j’ai choisi de le faire dans un cadre utile, pour la Ligue Braille. Des circonstances de ma vie personnelle s’y prêtaient et je sentais que lire à haute voix me donnerait accès à une autre perception de la littérature.
Pour pouvoir être acceptée comme lectrice, il fallait passer un test de voix en studio et lire un extrait d’Honoré de Balzac. Quelques conseils étaient donnés d’emblée, notamment celui de ne pas lire de façon trop expressive pour laisser à la personne malvoyante une liberté dans l’écoute. Tout le monde était accepté, mais certains défauts étaient considérés comme rédhibitoires pour la lecture de livres destinés à leur audiothèque. J’ai été acceptée et, pendant une année, j’ai lu pour la Ligue à raison d’une session par semaine.
Curieusement, les livres à lire étaient répartis en trois catégories : ceux destinés à être lus par des hommes, ceux lus par des femmes et ceux qui pouvaient l’être indifféremment par l’un ou par l’autre. Moi, j’ai donc eu le loisir de choisir dans la liste des livres à lire « par une femme ».
Au départ, je ne voulais pas lire de traduction, mais, comme aucun livre de la section « femme » ne m’intéressait alors que Kafka me passionnait, j’ai choisi de lire La colonie pénitentiaire dans la magnifique traduction de Bernard Lortholary. Cette lecture fut ma plus rude épreuve. Ceux qui me connaissent savent que je peux réagir au premier degré au cinéma, au théâtre, mais aussi quand je lis : si c’est drôle, je ris ; si c’est triste, je pleure et si c’est effrayant, j’ai peur. En lisant à haute voix, mes émotions étaient en quelque sorte plus brutes encore et je devais interrompre ma lecture et reprendre mon souffle pour pouvoir continuer. Le monde de Kafka me fascinait dans une autre dimension. Et certaines phrases, en dépit de leur fluidité, m’avaient donné du fil à retordre par leur complexité.
Plus tard, j’ai pu rencontrer Bernard Lortholary . C’était lors d’une table ronde réunissant différents traducteurs de Kafka aux Assises de la traduction littéraire en Arles. Pour le terme allemand Ein Trapezkünstler, les traducteurs Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent avaient choisi « artiste du trapèze» et justifié longuement leur choix. Bernard Lortholary n’avait pas pu s’empêcher de sourire ! Pour lui, de toute évidence il s’agissait d’une surtraduction. Trapéziste, lui semblait le bon terme. Il se voulait fidèle au souffle de Kafka, à la limpidité de son style. Il avait souligné à quel point l’ordre des mots était absolument vital. C’était, pour lui, ce qui donnait « le geste, la vie de la phrase, la vie du texte, la vie de la page. »
J’ai lu ensuite un recueil de nouvelles, Bruxelles du Noir dans la blanche, paru aux éditions Autrement. Je me souviens qu’à la lecture de la nouvelle de Thomas Gunzig, j’avais ressenti une musicalité particulière et, plus tard, lors d’une rencontre organisée par Passa Porta, j’ai vu cet auteur ponctuer de gestes précis la lecture d’un de ses textes, tel un chef d’orchestre, comme s’il illustrait in vivo le ressenti de mon expérience.
Puis, prise d’une passion pour Nancy Huston qui, en 2003, venait de présenter son dernier ouvrage (Actes Sud) au festival « Rendez-vous Littéraire » organisé par Entrez lire et Het Bechrijf, j’ai proposé de lire Une Adoration. Ce roman polyphonique se présentait comme le compte-rendu d’auditions réparties en treize journées, inégales. Un acteur, Cosmo, a été poignardé et des hommes et des femmes témoignent, mais pas seulement. Vont aussi se succéder à la barre un cèdre du Liban, un couteau, un pont ou une glycine… Un exercice de style pour ma voix.
Vous aurez compris que je partage ici une expérience personnelle qui, néanmoins, a eu de réelles répercussions sur mon rapport à la lecture, mais aussi à l’écriture et à la traduction.
Par définition, les traducteurs et traductrices littéraires passent plus de temps devant leur écran dans leur bureau, qu’il soit partagé ou non, qu’en face à face avec leur éditeur ou leur éditrice. En outre, certains d’entre nous détestent prendre la parole en public. Or il est de nombreuses circonstances où ils sont ou pourraient être sollicités.
Par exemple, depuis plus de trente ans, l’ATLF (Association des Traducteurs littéraires de France) organise de multiples rencontres avec des traducteurs et traductrices sous des formes très variées dont les joutes de traduction, etc.
Lors des Assises de la traduction littéraire en Arles, une session de « lectures caféinées », Les croissants littéraires étaient un rendez-vous incontournable, longtemps animé par Marianne Millon, au cours duquel des traducteurs et traductrices étaient invités à lire un extrait de leur traduction en français et dans la langue source. Sous sa formule actuelle, le Réveil littéraire, animé par Élodie Dupau et Margot Nguyen Béraud, invite les « amis traducteurs et bouquinovores en tout genre à prendre place au salon et à venir lire à voix haute un passage qu’ils ont à cœur de partager avec les autres festivaliers.»
Au Festival Vo-Vf, le monde en livres, créé en 2013 à Gif sur Yvette à l’initiative des deux libraires de LiraGif, Hélène Pourquié et Pierre Morize avec Sylvie Melchiori, la traduction occupe une place centrale, tables rondes, ateliers, et rencontres se succèdent.
Lors des Journées de la traduction littéraire de la Foire du livre de Bruxelles ou pendant le festival littéraire Passa Porta, la parole est aussi donnée à des traducteurs et traductrices !
Les lectures croisées (langue source – traduction) se généralisent avec l’évolution des technologies.
Et que nous réserve le futur après cette période de confinement ?
Bref, le traducteur ou la traductrice, est souvent invité à prendre la parole et le sera de plus en plus, que ce soit par écran interposé ou en direct.
Notre voix, nous l’utilisons dans notre vie professionnelle. Lorsque nous traduisons, beaucoup d’entre nous entendent une voix mentale et la lecture à voix haute fait partie de notre panoplie d’outils de correction de nos traductions. En effet, lire à haute voix ses propres productions écrites permet bien souvent de les améliorer, de repérer une mauvaise structure de phrase, une erreur de ponctuation, voire une autre faiblesse de notre texte. Lorsque l’on cale devant une phrase, le fait de la formuler à haute voix nous amène bien souvent à trouver la solution naturelle. Et il est incontestable que pour traduire la poésie, nous sommes amenés à lire le texte original à voix haute pour en saisir le rythme, toutes les sonorités, les allitérations et à le confronter à notre traduction.
Et pourtant…
La timidité peut être un frein mais elle n’explique pas tout. Il est possible que nos réticences viennent de notre manque de familiarité avec la prise de parole en public. De même si nous sommes amenés à créer une vidéo ou un enregistrement purement audio pour promouvoir un projet, notre voix est mise à rude épreuve…
On a des a priori : je n’aime pas (entendre) ma voix !
On s’interroge : comment les autres perçoivent-ils ma voix ? Est-elle agréable ? Comment l’apprivoiser pour un enregistrement ? Devant un écran ou une caméra, comment la rendre plus radiophonique ? Comment travailler ma prononciation ou mon accent ? Comment utiliser le micro ? Quel impact le micro a-t-il sur ma voix ? Dans certaines circonstances sans micro, comment faire porter ma voix ? Quand on lit pour quelqu’un d’autre, comment faut-il lire ? De manière (très) expressive ou plus neutre ? Comment rendre ma présentation intelligible ? Ou comment éviter qu’elle ne soit soporifique ?
TraduQtiv a peut-être des réponses à ces questions!
Anne Casterman
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