Au Salone Internazionale di Torino 2020, la traduction à l’honneur

Au Salone Internazionale di Torino 2020, XXe anniversaire d’AutoreInvisibile, la section dédiée à la traduction littéraire.
Le Salone Internazionale di Torino, créé en 1987, est considéré comme l’événement le plus important dans l’édition italienne et l’un des plus grands salons du livre en Europe. Il a lieu chaque année en mai dans cette ville. En 2019, il accueillait près de 150 000 visiteurs.
Pour l’édition 2020, alors que l’Italie subissait la pandémie et était en plein confinement, il s’est pourtant tenu du 14 au 18 mai : une innovante version en ligne avec un programme passionnant en ligne, ouvert au public.
La thématique de cette XXXIIIe édition : Altre forma de vida (Une autre forme de vie)

Le samedi 17 mai 2020, Nicola Lagioia en personne, Commissaire général du Salone Internazionale di Turino, s’entretenait avec Ilide Carmignagni, fondatrice de la section AutoreInvisibile

Il a d’abord souligné le rôle de cette traductrice réputée en Italie : «  Vous êtes l’une des plus importantes traductrices de notre pays : traductrice de Luis Sepúlveda, de Roberto Bolaño, de Gabriel García Márquez et de beaucoup d’autres auteurs renommés. En outre, vous êtes la responsable de la section  AutoreInvisibile (l’auteur invisible) qui, cette année, fête ses vingt ans ! »

Ilide Carmignani raconte d’abord la naissance de la section AutoreInvisibile.

« Il y a vingt ans – ça semble hier – aucun type de rencontres pour traducteurs n’avait lieu en Italie. Comme traductrice, je me sentais très isolée. Selon moi, quelle que soit la catégorie professionnelle, il est important de pouvoir partager son expérience avec ses collègues. Les chercheurs, les académiciens avaient leurs rencontres, leurs revues ; les journalistes, leurs journaux ; les écrivains, leurs livres. Mais il n’y avait aucun espace pour les traducteurs. Même si je connaissais de nom des collègues qui avaient traduit les plus grands auteurs de la littérature internationale, je n’arrivais pas à partager mon expérience avec eux. C’est pourquoi, avec une collègue de Turin, Elena Rolla, une de mes étudiantes à l’époque, je me suis décidée à demander à Ernesto Ferrero, le Commissaire général du Salon du livre de Turin, de nous laisser un espace car ce salon était un lieu privilégié de rencontre des éditeurs italiens. Il nous semblait important qu’il y ait aussi une place pour les traducteurs lors de cet événement annuel. Ernesto Ferrero, non seulement directeur du Salon mais aussi traducteur de Céline et de Perec, a accepté de nous offrir un petit espace pour une table ronde où nous avons créé cet atelier AutoreInvisibile . Au fil des ans, il a pris de l’ampleur et, ces dernières années, il s’est encore davantage développé, en fait depuis que nous collaborons avec Nicola Lagioia. Actuellement, pas moins d’une vingtaine de rencontres aux thématiques variées sont organisées pendant le Salon. »

Ilide Carmignani précise alors ce qu’est, selon elle, une traduction.

« La traduction est un genre métisse. Elle mélange les langues, les cultures, les points d’intérêt : nous passons à travers la littérature, la langue, la linguistique et même à travers la psychologie.
Daniel Pennac ne disait-il pas que les traducteurs sont les psychologues des écrivains ? A travers ces rencontres, nous essayons de nouer tous les domaines d’intérêt de la traduction et, surtout nous voulons donner la parole aux traducteurs.  AutoreInvisibile  est devenu un rendez-vous incontournable des traducteurs italiens. Au cours de ces 20 années, nous avons accueilli un très grand nombre d’auteurs et d’autrices, de traducteurs et de traductrices. Nous confrontons l’écrivain et son double. Cette année par exemple, pour cette édition spéciale, nous avons reçu Annie Ernaux et Lorenzo Flabbi – déjà présent à ce salon il y a deux ans. D’autres grands noms de la littérature sont déjà venus : Daniel Pennac, Luis Sepúlveda, pour n’en citer que deux. Nous avons reçu de nombreux écrivains, mais aussi de grands linguistes tels Tullio De Mauro ou Douglas Hofstadter. Je voudrais aussi m’attacher ici au nom de cette section qui en dit long :  AutoreInvisibile , L’auteur invisible . Nous l’avons choisi car les traducteurs sont des auteurs à part entière! L’éditeur nous paie de fait pour un contrat de droits d’auteur, mais nous, les traducteurs, ne touchons pas de droits d’auteur en plus sur les ventes.

Nos traductions sont des interprétations liées à une période historique et à des influences littéraires et ce, à une époque donnée. Par ailleurs, nous sommes invisibles. Nous ne voulons pas réécrire le texte original ; nous ne voulons rien ajouter ; nous ne voulons rien perdre ; nous voulons, autant que faire se peut, restituer le texte original tel qu’il est, même si naturellement ce n’est pas possible ! C’est là en quelque sorte notre objectif ultime.

Parfois, cette invisibilité de l’acte de traduction débouche sur quelques erreurs imperceptibles pour le lecteur italien. Cependant, ne sous-estimons pas l’importance de la traduction : une mauvaise traduction peut parfois gâcher un livre et, donc, faire du tort à l’écrivain. Le lecteur pense lire un certain livre mais, en réalité, il n’en lit qu’une pâle réécriture. En outre, une mauvaise traduction porte préjudice à notre propre culture parce que la traduction est le moyen de faire dialoguer les langues et les cultures. Comme le disait Susan Sontag, « c’est le système de circulation des littératures du monde ». Si nous faisons du tort à ces machinistes que sont les traducteurs, le système ne fonctionne pas, nous restons isolés. Tout cela porte préjudice à la culture italienne elle-même, à la langue italienne. Prenons les mauvaises traductions de l’anglais… Notre langue italienne finit pas être dévastée par des calques linguistiques et des barbarismes. »

Nicola Lagioia souligne alors que, d’après les données qu’il a recueillies, 20% des livres publiés en Italie sont des traductions. Ce pourcentage semble très important par rapport au pourcentage des livres traduits par exemple aux Etats-Unis, où il ne représente que 3 % des publications.
On peut en déduire que l’édition italienne, française, allemande, en définitive, l’édition européenne continentale, est plus cosmopolite que celle d’autres régions du monde. Dans ce contexte, le traducteur doit faire preuve d’un très grand professionnalisme, il doit réunir une série de compétences. Il doit très bien connaître la langue à partir de laquelle il traduit, le pays dans lequel est situé le roman, le livre qu’il traduit, la culture de cet endroit. Mais il doit aussi avoir une oreille… La traduction littéraire est de fait quelque chose de particulier.
Nicola Lagioia enchaîne alors sur son impression en tant que lecteur : l’école italienne de traduction ne serait-elle pas une des meilleures du monde ? Mais ce professionnalisme ne peinerait-il pas à se faire reconnaître en Italie ? Ilide Carmignani nuance les chiffres donnés par Nicola Lagioia en relevant que, dans l’ensemble de ces 20% de traductions, un pourcentage élevé concerne les livres destinés à l’enseignement et, si l’on observe la littérature en laissant de côté les autres secteurs, le pourcentage est encore plus élevé.

Elle souligne qu’« il ne faut pas oublier que la traduction coûte cher dans le prix de production d’un livre. Si l’on remonte quelques années en arrière, avant la dernière période de grand intérêt pour les auteurs italiens, mais aussi de grande crise, ce pourcentage était monté à 69,2 % dans le domaine de la fiction. Si l’on considérait les exemplaires vendus, plus de deux romans sur trois étaient des traductions. Il y a de fait un grand intérêt, une énorme curiosité de la part des Italiens, comme de la part d’autres pays européens, vis-à-vis des littératures étrangères. Ce phénomène montre l’importance de s’ouvrir à d’autres mondes, à d’autres littératures, d’introduire ces auteurs, ces écrivains, par le biais de la traduction, à l’intérieur de notre littérature. Quand il traduit, par exemple, un livre de l’auteur chilien Roberto Bolaño, le traducteur/la traductrice lui confère une place similaire à celle que donne le prix Strega [prix considéré comme l’équivalent du Goncourt français] à ses lauréat.e.s italiens. Dès lors, en lisant ce livre découvert grâce à sa traduction, le lecteur peut faire entrer cet auteur dans son champ littéraire, et Roberto Bolaño peut devenir une référence littéraire pour les lecteurs italiens. »

Nicola Lagioia clôt la rencontre par la lecture de l’incipit du Voyage au bout de la nuit  de Céline, en guise d’hommage à Ernesto Ferrero, son remarquable traducteur, mais aussi ancien Commissaire général du Salone Internazionale di Turino.

Compte-rendu et traduction : Anne Casterman – Annick Hermand
Lien vers le Salone Internazionale di Torino
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