De l’humour en traduction
C’est depuis plus de trente ans qu’ATLAS organise à Arles les Assises de la traduction littéraire. Trois jours débordants de débats, d’ateliers et de rencontres programmées mais aussi informelles entre collègues passionnés de littérature. Les actes des Assises étaient publiés en coédition avec Actes Sud jusqu’en 2013. Depuis 2014, ils sont édités par ATLAS en version numérique consultable en ligne. À défaut de pouvoir lire dans l’immédiat les actes de cette 36e édition, vous pouvez déjà voir Arles en images ! Ou les écouter en podcast.
La thématique des 36èmes Assises de la traduction « à » ou « en » Arles (comme vous préférez !) laissait présager des moments drôles et des débats corsés sur une des problématiques auxquelles nous sommes confrontés lorsque nous traduisons.
Humour, vous avez dit humour ? Ben, non peut-être !
Le sens de l’humour varie d’une langue et d’une culture à l’autre. Nous, les Belges, sommes bien placés pour le savoir alors que d’une part, nos humoristes cartonnent sur les chaînes françaises et, d’autre part, que nous sommes depuis toujours, et encore maintenant, l’objet de plaisanteries tant sur notre accent que sur nos belgicismes, etc. Heureusement, les Belges ont, en général, le sens de l’autodérision… Et il leur en faut dans ce petit et plat pays connu pour ses bières, son chocolat, ses frites, pour son carnaval de Binche et autres manifestations folkloriques, pour être un des berceaux du surréalisme, pour ses dessinateurs de BD, ses auteurs francophones, bien souvent publiés en France, comme la populaire et excentrique Amélie Nothomb, chez Albin Michel ou Jean-Philippe Toussaint aux Editions de Minuit (pour n’en citer que deux), ses artistes qui inondent les ondes de Jacques Brel à Angèle en passant par Adamo et Stromae, mais aussi pour ses imbroglios politiques ! Ces derniers avaient donné lieu à un célèbre docu-fiction en 2006 Bye bye Belgium sur la RTBF, contesté certes mais qui illustre ce sens de la dérision. Une opération policière en cours dans la commune de Molenbeek avait donné lieu quant à elle à un déversement de tweets avec des chats sous le hashtag # BrusselsLockdown d’un humour décapant dans un contexte grave.
On ne s’étonnera donc pas que ce soit un Belge, en l’occurrence Jos Houben , qui présente une performance inaugurale hilarante sur « L’art du rire » à ces Assises dédiées à l’humour.
Voici, en deux temps, un aperçu de ces 36è Assises placées sous le signe de l’humour. D’abord le retour d’expériences de Mélanie Bratkowski (traductrice littéraire de l’anglais) suivi de petits instantanés proposés par Anne Casterman (Présidente de TraduQtiv). En tous cas ce fut…
Un drôle de week-end ! (Mélanie Bratkowski, traductrice littéraire de l’anglais)
Il y a deux mois, j’ai pris un billet de train pour Arles, attendant les 36e Assises de la Traduction comme une enfant se réjouirait de Noël. Le Thème cette année : de l’humour en traduction. Je n’ai pas été déçue! Vendredi après-midi, j’ai jeté ma valise à l’hôtel, pris quelques photos de la ville et, ne sachant où regarder tant tout était beau, je me suis perdue. Fort heureusement, un 8 novembre à Arles, tous les passants sont de charmants traducteurs : j’ai donc vite retrouvé le chemin de la Chapelle du Méjan, où j’ai trouvé salle comble pour écouter Florence Dupont, épatante traductrice du grec, qui a traduit le Carthaginois de Plaute et son faux punique. Son équivalent : un pseudo-arabe ! Dans la foulée, Laëtitia Dumont-Lewi a partagé avec nous les défis à relever quand on traduit Dario Fo : le contexte socio-politique et le mélange de dialectes. Mes neurones étaient aux anges.
Mais je n’étais pas au bout de l’enchantement ! Le jukebox littéraire de David Lescot s’installe, on met une thune dans le bastringue et la première demande est formulée : « une déclaration d’amour » … Et Aline Schulman, Hervé Le Tellier, Jakuta Alikavazovic et Agnès Desarthe de puiser dans leurs œuvres ou leurs traductions. La musique pour patienter, c’est la guitare de David Lescot qui nous murmure « c’est quoi ta zone érogène ? ». Inoubliable. Entre-temps, j’ai retrouvé mes copines traductrices et fait connaissance avec de nouvelles têtes : c’est ça les Assises. Un grand melting pot de traducteurs de tous âges, de tous horizons, de toutes langues, qui se retrouvent à la salle des fêtes d’Arles pour la Soirée des Assises, moment privilégié pour échanger (en particulier avec Anne Casterman) et faire un selfie avec Françoise Wuilmart, directrice de mon école : le CETL. Le poulet yassa est toujours un délice !
Samedi matin, j’ai retrouvé le plaisir de traduire à plusieurs à l’atelier de traduction de Yakuta Alikavazovic. Nous nous sommes penchés ensemble sur un extrait des Considérations sur le homard de David Foster Wallace. On y serait bien resté plus longtemps, mais le temps est compté aux Assises ! Tour de table au déjeuner : on traduit de l’anglais, du croate, du finnois et du tchèque ! J’ai honte de le dire, mais du coup j’ai manqué le début de la conférence passionnante d’Hervé Le Tellier, « Le comique et l’humour », qui nous montre que « l’humour voyage mal » (Léo Hickey). J’avais prévu d’écouter Aline Schulman me parler de Cervantès, mais je me suis trompée de salle (décidément …), j’ai donc assisté aux conclusions de l’Observatoire de la traduction automatique, an 01. Ce qu’il y a de bien avec les Assises, c’est que tout y intéressant … La traduction automatique a fait des progrès spectaculaires depuis les années 50, nous dit Jean-Gabriel Ganasca, et elle réjouit média et grand public, mais quid de la traduction littéraire, se demande Claire Larsonneur. Suffira-t-il un jour de faire de la post-édition ? J’aime à penser, comme Santiago Artozqui, que « la machine est un détecteur de littérature : ce que la machine traduit bien, ce n’est pas de la littérature ».
Après une soirée huîtres (au restaurant Du bar à l’Huître) et vin blanc (au bar à vin le Buste et l’Oreille), café-croissants au soleil (l’envers des Assises est tout aussi réjouissant …). Cette fois je ne suis pas en retard, je vais assister à l’atelier d’écriture d’Agnès Desarthe ! (complet dès les premières semaines, il faut le souligner). Je ne tenterai pas de vous raconter le plaisir de participer à cet atelier, ce serait comme vous décrire un Monet, on y perdrait la magie. Et puis j’ai ri en écoutant de la musique, si, si. Avec le virtuose du piano et de l’humour en musique, Manuel Rocheman. Timing serré, valise à récupérer, mais j’ai quand même pu m’accorder un dernier plaisir, entendre Pierre Judet de la Combe et Serge Valletti lire leurs traductions respectives des Grenouilles d’Aristophane, une des plus anciennes comédies. Incroyablement différentes mais tout aussi nécessaires. C’était le coassement de fin des Assises pour moi. Ou presque, devinez sur qui je suis tombée dans le train ? Maïra Muchnik, intervenante et traductrice du portugais … Les Assises, ça ne finit jamais !
Vivement l’année prochaine !
Quelques instantanés d’un week-end bien chargé (Anne Casterman, Présidente de TraduQtiv et traductrice littéraire de l’espagnol)
Depuis 2001, je bloque le week-end autour du 11 novembre pour descendre dans le Sud et joindre l’utile à l’agréable. Les Assises ? Un incontournable de mon mois de novembre ! J’avais dû faire l’impasse sur les deux dernières éditions et j’y revenais avec la ferme intention de profiter comme il se doit d’un programme réjouissant tous azimuts. Le panorama avait-il changé en deux ans ?
Une première impression
Quel monde ! Les jeunes sont aussi au rendez-vous. Des étudiants de différents masters en traduction littéraire participent à cette édition, nombreux et enthousiastes. Et la joie des retrouvailles avec des fidèles des Assises …
Le programme
Il est plus diversifié que jamais ! Rencontres, concerts, lectures, tables rondes, remise de prix. Il va falloir choisir ! Et j’aurai nécessairement des regrets de ne pas pouvoir me dédoubler.
Une découverte
Jos Houben ! J’ai beau être belge, c’est la première fois que j’assiste à une performance de cet artiste et je me régale. Cet artiste connaît bien un ami, Luc De Smet (comédien bilingue et fondateur de « De Kleine Academie » à Bruxelles) qui lui avait recommandé l’école de Jacques Lecoq. Le monde est si petit ! Chez nous, on s’arrête souvent au premier, voire au deuxième, des « six degrés de séparation ». Dans la lignée de Jacques Lecoq, la Kleine Akademie a adopté
«une pédagogie de l’attention et de l’accompagnement objectifs, avec le mouvement comme principe fondateur : le corps ne ment pas. La vie avant tout et le monde, reconnus dans le mouvement et le jeu, par l’observation, l’imitation et la création. Et nous voilà devenus spectateurs, le temps de cette performance, de nos mécanismes du rire.
Un plaisir
Assister à la remise du grand prix de traduction de la ville d’Arles 2019 à Dominique Nédellec pour sa traduction de Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau. C’est grâce à lui que je peux me délecter des œuvres notamment d’António Lobo Antunez et j’avais pu apprécier tout son talent aussi lors d’une présentation de sa traduction de La pomme empoisonnée de Michel Laub (Buchet•Chastel) dans la libraire « Le comptoir des mots » (Paris 20e) dans le cadre des journées du « Printemps de la Traduction » en 2017. Autre événement organisé par ATLAS.
Morceau d’anthologie 1
En guise d’introduction à sa conférence « Fausses langues, que traduire ? », Florence Dupont nous présente un passage du Dictateur de Chaplin où ce dernier s’exprime dans un pseudo allemand aux sonorités haineuses : paradoxalement on comprend très bien ce texte incompréhensible. Comme l’oratrice le souligne, la séquence doit faire rire et atteint son objectif. D’ailleurs, nous rions. C’est à la traduction d’un faux punique que Florence Dupont a été confrontée dans la pièce de Plaute. Cette brillante spécialiste, comique malgré elle, nous aide à visualiser les scènes de cette pièce, nous éclaire sur les codes théâtraux de l’époque. Elle pose le problème en s’exprimant d’une façon assez heurtée et très naturelle. Le public la suit avec grand plaisir et amusement dans le dédale de ses réflexions pertinentes et de ses choix de traduction.
Soupçon d’inquiétude
Observatoire de la traduction automatique, an 01. De quoi s’agit-il ? Démarré en décembre 2018, l’Observatoire de la traduction automatique est une étude au long cours portant sur 40 extraits de textes majeurs de la littérature européenne passés chaque année au crible de traducteurs automatiques neuronaux. Traducteurs, linguistes et scientifiques sont invités à débattre des résultats ainsi obtenus lors d’un rendez-vous appelé à devenir régulier aux Assises. Un projet en cours de grande ampleur présenté par Jörn Cambreleng, le directeur d’ATLAS. À ses côtés, Santiago Artozqui, traducteur et président d’ATLAS, et deux spécialistes, Jean Gabriel Ganascia et Claire Larsonneur sont là pour nous présenter les formes et l’évolution de la traduction automatique. Quel avenir pour le traducteur ? De la post édition? Est-ce envisageable en traduction littéraire ? Son rôle pourrait-il être amené à se réduire ? à se transformer ? Le même sujet sera également abordé lors de la table ronde professionnelle de l’ATLF. Soyons vigilants ! Et solidaires !
Morceau d’anthologie 2
La confrontation entre et Serge Valletti pour Une conversation autour de “Traduire les Grenouilles” arbitrée par Élise Lépine est un autre coup de maître. Qu’allaient se dire Pierre Judet de la Combe, ce grand spécialiste des auteurs de théâtre grecs, traducteur notamment de la pièce Les grenouilles d’Aristophane en 2012, et Serge Valetti, homme de théâtre avant tout, qui s’est attelé à la retraduction des pièces d’Aristophane en optant délibérément pour une adaptation libre qui privilégie l’efficacité comique ? Chacun défend sa position en respectant celle de l’autre. La lecture des textes respectifs donne un aperçu de ce grand écart !
Des moments ludiques
Aux Assises, on ne suit pas nécessairement un atelier de traduction d’une langue que l’on connaît. On choisit parfois de se frotter à une langue inconnue, fort de son expérience traductive. J’ai donc choisi d’assister à l’atelier de l’allemand (Autriche) animé par Corinna Gepner sur un extrait de Blasmusikpop, de Vea Kaiser (Presses de la Cité, 2015). Il s’agira ici aussi de traduire une fausse langue en tenant compte de différents paramètres que nous communique Corinna. On s’attelle à la tâche par petits groupes, ou individuellement. Quelques versions sont lues : recours au patois (le picard), à l’argot … Difficile de trouver une solution idéale en si peu de temps. Mais les choix de traduction s’élaborent et se discutent.
Mon deuxième choix se porte sur l’atelier de ma langue source, l’espagnol animé par Hélène Serrano sur Algunos textículos (sélection de micro-récits) d’Alexis Ravelo (Anroart Ediciones, 2007). Il s’agit là de relever un tout autre défi sur des textes très courts.
Notre petit groupe est carrément intergénérationnel: nous nous amusons, nous négocions, nous argumentons… Les textes traduits sont rapidement dactylographiés et projetés sur l’écran. Comme toujours, la multitude de solutions surprend. C’est libérateur et jouissif.
Un départ
Santiago Artozqui cède sa place de président du conseil d’administration d’ATLAS après avoir occupé ce poste pendant cinq ans. Ses collègues du CA et de l’équipe d’ATLAS lui rendent un hommage spontané et enjoué : « Santiago, si tu étais resté président, j’aurais … J’aurais … J’aurais … ». J’apprends qu’il a un petit faible pour la bière !
Des rencontres
Les Assises, c’est l’occasion rêvée de rencontrer ses pairs dans des conditions idéales. La soirée inaugurale rassemble tout le monde pour un repas festif dans la salle des fêtes. Même si Facebook, Instagram, LinkedIn, etc. permettent de tisser des réseaux, rien de tel que de rencontrer en chair et en os ses collègues et de se frotter à leur personnalité. Des contacts se créent, des amitiés se nouent. Quand on y va régulièrement, on revoit d’année en année des têtes déjà connues et d’autres liens se créent toujours. Et l’on rentre chez soi non seulement avec l’envie de lire les traductions de ces collègues d’autres langues sources que la sienne mais aussi d’y retourner l’année suivante !
Crédit photo Anne Casterman.
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