Rencontre-apéro à Seneffe: partage d’expériences à bâtons rompus

Ce lundi 12 août, Traduqtiv organisait une rencontre-apéro avec les traducteurs littéraires en résidence au Collège des traducteurs à Seneffe pour échanger sur les expériences du métier de traducteur/traductrice littéraire dans le monde puisque les résidents venaient de Bulgarie, de Roumanie, des USA, d’Argentine et même… de Belgique ! Beaucoup d’entre vous ont exprimé leur déception de ne pas pouvoir répondre à cette invitation en raison des vacances! Qu’à cela ne tienne : voici un résumé des entretiens !

Evidemment, la première question portait sur les parcours de formation et ils sont apparus sont aussi divers que personnels car l’offre est très différente d’un pays à l’autre et, bien entendu, elle évolue. Par exemple, Mineva Todorka (en train de traduire La Théo des Fleuves de Jean-Marc Turine en bulgare) nous dit qu’en Bulgarie, il existe plusieurs formations pédagogiques à orientation littéraire dès le baccalauréat ainsi que des maîtrises en traduction littéraire dans presque toutes les universités bulgares. La formation est ouverte aux autres disciplines. Pour les non philologues, le master de traduction à orientation littéraire a une durée de deux ans ; pour les philologues, d’un an. Elle rappelle aussi l’importance de la production de traductions (45% des publications) dans un pays de langue dite « mineure ».
Selon Regina López Muñoz (en train de traduire À ton image de Jérôme Ferrari en espagnol) il n’y a pas, à sa connaissance, de formation spécifique en Espagne. Pendant ses études à l’Université de Málaga, il y avait seulement une matière de traduction littéraire d’un semestre pendant la dernière année d’études. Certes, il y a des masters en traduction mais pas à orientation traduction littéraire, si ce n’est, depuis peu, à Malaga et à Barcelone. Ces deux masters accueilleraient une moyenne de 20 à 25 étudiants chaque année. Des ateliers pratiques y sont organisés par des professionnels (correction, documentation, etc.). Mais il faut aussi beaucoup investir à titre personnel : lire des textes, se documenter…

Ignacio López (en train de traduire L’autre vue de Georges Eekhoud, en espagnol) nous apprend qu’en Argentine il y aurait une formation spécifique après le lycée, mais dans un institut public ; ce n’est pas une formation universitaire. Lui a une formation en lettres au départ.

Alex Niemi (en train de traduit The John Cage Experiences de Vincent Tholomé en anglais) souligne l’importance, aux États-Unis, des masters de beaux-arts en écriture créative. Pour la traduction littéraire, il y aurait trois formations dans le cadre de ce master d’art : à New York, en Iowa et en Arkansas. En fait, un grand débat se pose  : la traduction littéraire est-elle un master d’art ou appartient-elle plutôt au domaine des études littéraires. Faut-il suivre un master en écriture créative pour traduire, par exemple, de la poésie ? De son côté, elle a étudié en Iowa, et suivait des cours en d’autres langues, et des cours qui appartenait au master d’art d’écriture poétique. Mais le débat reste entier : quelle place doit occuper la traduction littéraire dans le cursus universitaire ?
En Roumanie, il n’y a pas de master en traduction littéraire selon Doina Ioanid (en train de traduire Le Carillonneur de Georges Rodenbach en roumain), du moins, pas à sa connaissance. Les formations possibles sont « les langues modernes » ou « la traduction/ interprétariat » mais sans qu’il y ait de formation spécifique. Ce master en traduction/ interprétariat forme des « généralistes » traduisant des textes scientifiques, commerciaux etc., mais peu de textes littéraires. Elle ignore  si la situation a vraiment évolué. Laurențiu Malomfălean (en train de traduire Les Disparus du Clairdelune de Christelle Dabos en roumain) précise que la situation n’a pas changé et qu’à Cluj, par exemple, il n’y a que la formation pour les langues modernes appliquées. Tous deux regrettent qu’il n’y ait pas de formation spécifique, ne fût-ce que dans les grands centres (Bucarest, Cluj)

Pour la Belgique, les traducteurs présents ont tous suivi la formation du Centre européen de traduction littéraire, créé par Françoise Wuilmart au début des années 1990. Un diplôme de philologie romane en poche, Christine Defoin a fait partie de la première promotion (espagnol/français) en 1994. La formation proposait des ateliers de traduction littéraire animés par des professionnels. Emmanuèle Sandron avait une licence en traduction à l’École d’interprètes internationaux de Mons, quand elle a suivi la formation du CETL. Alain Pluckers Upgate, quant à lui, suit actuellement la formation du CETL organisée à distance depuis quelques années.
Anne Casterman (elle aussi ancienne du CETL) précise que les étudiants de l’ISTI (Institut supérieur de traducteurs et interprètes) qui suivaient le DESS en traduction littéraire créé en 2000, bénéficiaient de cette formation donnée par des professionnels. Depuis, ce DESS est devenu un master en traduction littéraire (réforme de Bologne) et, en 2015, l’ISTI a intégré la nouvelle faculté Lettre, traduction, communication de l’ULB et s’appelle désormais Ecole de traduction et interprétation ISTI- Cooremans. Il y a également un master à finalité traduction littéraire à l’Université de Liège et le CIRTI (Centre Interdisciplinaire de Recherche en Traduction et Interprétation), attaché à cette université, est très actif dans ce domaine, organisant des rencontres régulièrement.

La traduction littéraire est-elle un métier à part entière ? Comment y accéder ? Est-ce l’éditeur qui approche le traducteur ou l’inverse. La langue traduite a-t-elle de l’importance ? Le genre traduit (poésie, polar, roman, théâtre…) importe-t-il ? Le traducteur peut-il proposer un manuscrit ? Peut-on vivre de la traduction littéraire uniquement ? Quelle(s) aide(s) peut-on recevoir ? Sous quelle forme ?

Alex Niemi insiste sur le fait que, aux États-Unis, le traducteur doit être tout à la fois un traducteur, un publiciste, qu’il doit faire du networking et soumettre des dossiers… Il est très important d’obtenir des prix, de se rendre aux conférences, d’être vus, de se faire connaître, de proposer aux éditeurs de publier un livre. Si le traducteur est inconnu mais que son trajet est intéressant et qu’il défend bien son projet, il a une chance d’être retenu. Il faut savoir « vendre » le livre : il va changer le monde, il a obtenu des prix, etc. Les traducteurs qui ne vivent que de la traduction littéraire ont généralement un parcours d’une dizaine d’années derrière eux.

Quand J.T. Mahany (en train de traduire Onze rêves de suie de Manuela Draeger en anglais) étudiait le master en traduction littéraire à l’université de Manchester, il a eu l’opportunité de travailler avec une maison d’édition spécialisée en traduction littéraire et c’est ainsi qu’il a pu établir des connexions entre des éditeurs et des maisons françaises qui cherchaient à faire publier des livres en anglais. Il a commencé à traduire professionnellement et a publié des traductions d’Antoine Volodine en anglais. Mais traducteur littéraire n’était que l’un parmi les autres métiers qu’il exerçait. Il a notamment enseigné l’anglais à l’université. Désormais, c’est fini : il traduit! Alex Niemi a, de son côté, la chance d’enseigner le russe à l’université et peut donc travailler conjointement sur ses projets de traduction car elle a heureusement assez de temps libre… En fait, l’enseignement est sans doute la meilleure façon de pouvoir exercer son métier.
Emmanuèle Sandron, quant à elle, s’était installée comme traductrice indépendante et avait publié deux romans comme auteure chez Luce Wilquin quand celle-ci, sachant qu’elle rêvait de traduire, lui a confié deux traductions. Un auteur/traducteur ami, Xavier Hanotte, l’a recommandée à Albin Michel pour la traduction de la quarantaine de romans de Pieter Aspe! Lui-même craignait de s’y atteler et de n’avoir plus le temps d’écrire ses propres romans. Emmanuèle a commencé à traduire Pieter Aspe au rythme de deux romans par an et a été contrainte d’arrêter d’écrire. Comme elle le dit, on peut vivre de la traduction littéraire, mais on ne fait que cela et on accepte beaucoup, même trop. C’est très difficile d’en vivre, mais j’en vis.
C’est aussi une éditrice qui a donné sa première opportunité à Christine Defoin. Marie-Paule Eskenazy souhaitait créer une collection de romans noirs urbains et Christine lui a proposé un polar de l’écrivain mexicain Paco Ignacio Taibo. Elle souligne l’importance du réseau et de la visibilité pour entrer dans la profession. Elle a ensuite continué à proposer des auteurs et des traductions à des éditeurs. Quant à Anne Casterman, c’est une traductrice, Liliane Hasson, qui lui a mis le pied à l’étrier à la fin de sa formation du CETL en lui confiant d’abord une traduction à quatre mains avec une autre étudiante de sa promotion pour la maison édition belge Ousia, puis en la recommandant à une maison d’éditions française pour une autre traduction qu’elle-même se voyait obligée de refuser faute de temps.
Doina Ioanid fait remarquer que l’on peut proposer des textes mais que, dans son pays, c’est généralement l’inverse. Elle a commencé grâce à une offre des éditeurs qui cherchaient des traducteurs et ce n’est que lorsqu’elle était déjà bien introduite dans le milieu qu’elle a pu proposer des auteurs et des traductions. Elle travaille aussi en duo avec Jan Mysjkin (en train de traduire Bruges-la-morte de Georges Rodenbach en néerlandais) pour la traduction de romans du français et du néerlandais en roumain. Jan Mysjkin ajoute que leur cas est particulier et évoque le programme de la fondation des lettres en Flandres : le traducteur est rétribué pour la traduction d’un fragment de roman et c’est à lui de chercher ensuite un éditeur. Ils ont toujours trouvé un éditeur en Roumanie. Cette aide est importante ! Quant à la question des genres, elle se pose effectivement : les romans et les polars se vendent, la poésie ne se vend pas. En Roumanie, il y a peu de collections de poésie étrangère. Des maisons d’éditions qui publient de la poésie roumaine contemporaine acceptent parfois de publier de la poésie étrangère mais cela se passe d’une manière assez aléatoire. Les quelques titres publiés ne feront pas partie d’une collection à proprement parler.
Regina López Muñoz souligne à quel point, il est difficile de se faire identifier comme traductrice en Espagne. Tant que l’on n’a pas traduit, on ne reçoit pas de commande! Elle est parvenue à entrer dans le réseau à force d’envoyer des rapports, notes de lecture et des recommandations de livres en essayant de cibler des maisons d’éditions. Cela a payé au bout d’un an. Juste au moment où elle allait renoncer, elle a été contactée par une maison d’édition qui était intéressée par une de ses propositions (Le piéton de Paris de Léon-Paul Fargue). L’éditeur avait repéré la réelle affinité du texte avec leur catalogue et lui a proposé de traduire Il y a quarante ans de la belge Maria Van Rysselberghe . C’est ainsi qu’elle a commencé.
Pour Rozalina Dotcheva et Ignacio López, la question ne se pose pas vraiment : ils ont tous deux fondé leur propre maison d’édition !

En règle générale, c’est l’éditeur qui se charge de trouver des aides, que ce soit auprès du CNL (Centre national du Livre), du Fonds des lettres flamands … C’est bien souvent lui qui sait où aller chercher l’argent ! Mais il y a d’autres instituts qui veulent assurer la promotion de leur littérature que ce soit en Lettonie, en Catalogne, au Pays basque etc.
Les résidences de traduction littéraire sont une autre forme d’aide. Indépendamment d’un per diem éventuel, elles offrent la possibilité aux traducteurs de travailler dans des conditions optimales en ayant l’opportunité de rencontrer des pairs, voire des auteurs, des éditeurs, etc.
D’autant que le métier de traducteur littéraire est parfois extrêmement solitaire.

D’autres questions ont encore été évoquées: l’importance de bétonner le contrat de traduction et d’en lire attentivement tous les termes, le rôle des associations professionnelles de traducteurs littéraires… Quid des traductions confiées par des auteurs à compte d’auteurs sans contrat d’édition ? Quid des nouvelles formes de réseautage via la toile ? Bref, de la matière pour une rencontre-apéro en 2020 !

Mais on ne peut conclure cette photographie de la rencontre sans évoquer le parcours étonnant de A. Pavlovic, originaire de Serbie, l’une des traductrices qui assistaient à la rencontre et qui illustre parfaitement tous les propos échangés aux cours de cette passionnante soirée. Alors qu’elle était journaliste, une jeune collègue lui avait demandé si elles pouvaient traduire ensemble un roman d’une auteure canadienne, qui faisait à l’époque l’objet d’une série télévisée. Elle a refusé car le temps imparti était trop court pour permettre d’uniformiser le texte. En définitive, malgré tout, c’est bien à elle que la maison d’édition a confié la traduction de cet ouvrage de 350 pages qu’elle a dû traduire en vingt jours ! La télévision de Belgrade avait imposé le rythme ! Elle s’est ensuite attelée à la traduction du livre de Françoise Giroud, Une femme honorable, consacré à Marie Curie. Pour financer ce projet, elle s‘est adressée à l’Institut des Recherches atomiques (sic !) qui s’est engagé à en acheter 50 exemplaires et, grâce à cette aide, elle a trouvé un éditeur. Le livre a été publié et a connu un grand succès. Après avoir lu un texte d’Andréï Makine qu’elle venait de recevoir en français, elle a proposé sa traduction au meilleur éditeur de Serbie. Comme elle avait traduit à partir de la version française, l’éditeur l’a refusée : le roman était présenté comme un roman écrit en russe ! Elle a donc recommencé une traduction à partir de cette version russe. Par coïncidence, le jour-même où elle remettait la traduction de ce roman, Andréï Makine recevait le prix Goncourt en France pour Le testament français (1995). A. Pavlovic lui a envoyé sa traduction et Makine s’est insurgé contre le fait que son texte ait été traduit du russe alors qu’il écrivait en français ! Notre traductrice a dû tout bonnement refaire sa traduction à partir du français! Décidément, le métier de traducteur littéraire comporte bien des surprises et demande beaucoup de patience, de maîtrise de soi et d’imagination !

TraduQtiv remercie très chaleureusement Anne-Lise Remacle, sans qui cette rencontre n’aurait pas été possible!

Traducteurs et traductrices en résidence en 2019

Rozalina Dotcheva (Hôpital Silence de Nicole Malinconi en bulgare).
Doina Ioanid (Le Carillonneur de Georges Rodenbach en roumain).
Ignacio López (L’autre vue (ou Voyous de velours) de Georges Eekhoud en espagnol (Argentine)).
Regina López Muñoz (À ton image de Jérôme Ferrari en espagnol). Regina López Munoz traduit aussi l’italien et l’anglais.
J.T Mahany (Onze rêves de suie de Manuela Draeger (un hétéronyme d’Antoine Volodine) en anglais).
Laurențiu Malomfălean (Les Disparus du Clairdelune (deuxième tome de la Passe-Miroir) de Christelle Dabos en roumain).
Jan Mysjkin (Bruges-la-morte de Georges Rodenbach en néerlandais). Jan Mysjkin traduit aussi le roumain.
Alex Niemi (The John Cage Experiences de Vincent Tholomé en anglais). Alex Niemi traduit aussi le russe.
Emmanuèle Sandron (Zoon van Berlijn de Karolien Berkvens en français).
.Mineva Todorka (La Théo des Fleuves de Jean-Marc Turine en bulgare).

Quelques liens utiles

  • Formation

Formation en Europe
La condition du traducteur de Pierre Assouline (2011)

  • Les droits

Le 30 mai 2017, l’asbl TraduQtiv invitait Frédéric Lejeune pour une rencontre autour du droit d’auteur : Le traducteur est un auteur ! Le compte-rendu de cette séance – et bien d’autres informations plus récentes – se trouve toujours sur son blog

  • Le contrat-type

Modèle CEATL
Modèles ATLF
Revue en ligne du CEATL

  • Aides

http://www.fondsvoordeletteren.be/
https://eacea.ec.europa.eu/europe-creative_fr
https://www.centrenationaldulivre.fr/fr/auteur-traducteur/aides_aux_auteurs/

 

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