La ville de Split, en Croatie, vient d’accueillir pour la troisième fois le Festival méditerranéen du livre (Mediteranski Festival Knjige – MFK) organisé par l’Association des éditeurs et des libraires de la Chambre de commerce de Croatie (Zajednica nakladnika i knjižara Hrvatske gospodarske komore). Cet événement, qui s’étalait du 8 au 12 mai 2019, est d’autant plus important que le secteur du livre en Croatie peine à réellement se développer. Durant ces cinq jours, les visiteurs ont pu assister à la présentation de divers ouvrages publiés récemment, rencontrer leurs auteurs préférés, participer à des ateliers et, bien entendu, profiter des promotions proposées par les exposants (une trentaine de stands représentant une petite centaine d’éditeurs).
Les hasards de la programmation ont fait que le festival s’est achevé dimanche sur une discussion portant sur la traduction littéraire. Cet événement s’inscrivait dans le cadre du programme « Književni prevoditelj u vašem gradu » (Un traducteur littéraire dans votre ville), une série de rencontres organisées aux quatre coins du pays par l’Association des traducteurs littéraires de Croatie (Društvo hrvatskih književnih prevodilaca – DHKP) dans le but de mettre un peu en lumière ces professionnels trop rarement reconnus à leur juste valeur. En effet, en Croatie, les traductions d’œuvres étrangères représentent environ 80 % de la production éditoriale !
La traductrice mise à l’honneur à Split n’était autre que Patricija Horvat, sans doute la traductrice littéraire la plus connue de Croatie, puisqu’en plus d’avoir traduit une quarantaine d’ouvrages de l’anglais et de l’allemand vers le croate, Patricija est également très active dans la promotion de la littérature dans son pays : elle est l’organisatrice du programme de rencontres littéraires Bookvica à Split et est régulièrement invitée à animer différents événements littéraires dans tout le pays. Ce dimanche 12 mai, elle était interviewée par sa collègue Tanja Radmilo, traductrice littéraire de l’anglais et du russe, et avait choisi de présenter au public deux romans de John Williams, August (« Augustus ») et Stoner.
Tanja rappelle la place extrêmement importante de la littérature étrangère traduite en Croatie, et présente la carrière de Patricija en plaisantant sur le fait que celle-ci avait déjà traduit plus de livres que ce que la majorité des Croates lisent durant toute leur vie. Patricija a d’abord expliqué comment elle avait débuté dans la traduction littéraire, faisant remarquer qu’à l’instar de John Williams, qui avait renié son premier roman, elle reniait également sa première traduction, voire ses quinze premières. Sa première traduction a été publiée en 2001. Il s’agissait d’un livre pour enfant qui lui avait été proposé par un éditeur rencontré lors d’un événement. Elle a reçu le texte à traduire sans aucune instruction et n’a jamais obtenu le moindre retour sur sa traduction. Cela étant dit, elle rêvait de devenir traductrice littéraire depuis ses 15 ans. Elle a eu un peu de chance puisqu’un peu moins d’un an plus tard, elle a rencontré un autre éditeur qui lui a demandé de réaliser un essai. Le résultat étant concluant, ils ont entamé une collaboration. Elle a ensuite été contactée par un troisième éditeur, elle est devenue membre de l’Association des traducteurs littéraires de Croatie et les choses se sont enchaînées.
Après avoir présenté John Williams et ses trois œuvres principales (soulignant au passage l’énorme succès rencontré par la traduction française de Stoner, réalisée par l’écrivaine Anna Gavalda), Patricija a expliqué que, de tous les romans qu’elle avait traduits, Stoner était sans doute celui qui lui avait posé le moins de problèmes, tant le style de l’auteur était limpide et se rapprochait de son style à elle. August fut, par contre, une autre paire de manches. Le roman comporte en effet de nombreux échanges épistolaires entre l’empereur et une dizaine d’autres personnages. Dans la version originale, John Williams différenciait les auteurs des lettres par des moyens syntaxiques. Certains personnages avaient tendance à utiliser certains mots de façon récurrente, etc., mais il n’y avait pas de grande différence de registre, même pour les personnages moins éduqués. Patricija a pris le parti, en accord avec son éditeur, d’utiliser l’imparfait et l’aoriste (plus ou moins l’équivalent de notre passé simple) afin de baisser ou élever un peu le niveau de langage de certains personnages, de façon à ce que les lecteurs puissent plus facilement les reconnaître. Uršula Nayer, comédienne et étudiante en quatrième année à l’Académie des Beaux-Arts de Split, a ensuite lu un extrait d’August au public, qui a longuement applaudi sa prestation.
Tanja et Patricija ont brièvement évoqué la condition des traducteurs littéraires en Croatie. Il semble qu’il ne soit pas possible de vivre uniquement de la traduction littéraire, à moins d’avoir une productivité incroyable, du type un roman par mois. Patricija a expliqué que, pour sa part, un roman d’environ 300 pages lui demandait à peu près 4 mois de travail. Autrement dit, elle peut traduire 2 à 3 livres par an. Elle a l’habitude de relire sa traduction au moins 3 ou 4 fois : une fois tout de suite après, une deuxième fois de façon très détaillée, une troisième fois de manière un peu plus rapide et, si elle a le temps, encore une quatrième fois. Elle a précisé qu’à chaque lecture, elle retrouvait des fautes et que, la plupart du temps, l’éditeur en retrouvait aussi. Elle a d’ailleurs avoué ne jamais relire ses traductions une fois qu’elles sont publiées, tant elle a la hantise d’y retrouver encore des erreurs.
Tanja a fait remarquer que, plus encore que la traduction pragmatique, où les délais sont généralement courts, la traduction littéraire requiert une bonne organisation pour ne pas se laisser déborder. Patricija a avoué qu’il lui était parfois difficile de jongler entre son travail, les tâches ménagères et ses obligations en tant que maman. Elle pense qu’une bonne organisation est indispensable quand on a une activité indépendante. Elle se fixe un certain nombre idéal de pages à traduire par jour. Si un jour elle n’arrive pas à cet objectif, elle sait qu’elle devra reporter la différence sur un autre jour. Par contre, elle évite de mélanger traduction littéraire et traduction pragmatique. Quand elle a une traduction pragmatique à faire, elle préfère s’y consacrer totalement le nombre de jours qu’il faut, puis seulement après, recommencer à traduire le roman sur lequel elle travaillait. En ce qui concerne ses langues de travail, Patricija a reconnu avoir plus de facilités à traduire de l’anglais, car cette langue est omniprésente dans sa vie professionnelle, mais aussi dans la vie de tous les jours. L’allemand se fait plus rare et il n’y a d’ailleurs pas beaucoup d’autres traducteurs à Split qui traduisent dans cette combinaison. Elle adore la langue allemande, mais traduire depuis cette langue lui demande plus de recherches et de vérifications.
À la question de savoir comment elle gérait les commentaires des éditeurs et des correcteurs sur sa traduction, Patricija a répondu que son expérience était globalement très positive. En ce qui concerne les éditeurs, la coopération est habituellement fructueuse et les retours qui lui sont faits sont généralement très utiles. Pour ce qui est des correcteurs, le problème est plutôt lié à la langue croate. Il y a tellement de règles, parfois personne ne sait exactement ce qui est correct. Et puis, il y a le problème des dialectes. Il arrive donc que les correcteurs modifient des choses qui n’ont pas nécessairement besoin de l’être, mais elle ne s’en formalise pas. En revanche, il lui arrive parfois de signaler qu’elle a volontairement laissé des fautes de grammaire pour les besoins du texte (par exemple, lorsque le registre doit être familier). Dans l’ensemble, elle apprécie beaucoup de recevoir des retours des correcteurs sur ses traductions, car elle apprend toujours quelque chose. Elle pense qu’elle écrit beaucoup mieux maintenant qu’il y a quelques années et que c’est grâce à toutes ces corrections qu’elle a reçues.
Quand Tanja lui a demandé ce qu’il en était de la coopération avec les auteurs, Patricija a souligné qu’avec John Williams, ça n’avait pas été possible puisque celui-ci est décédé, mais que de toute façon, ça n’aurait pas été nécessaire, tant ses œuvres étaient limpides. En revanche, il lui est déjà arrivé de trouver des erreurs dans le texte original. Elle cite l’exemple du dernier livre qu’elle a traduit, où le personnage se rend en voiture vers une destination qui est d’abord l’aéroport, avant de devenir l’hôpital. Elle aurait pu traduire tel quel, mais le lecteur aurait été perdu. Elle a donc communiqué avec l’auteur par l’intermédiaire de l’éditrice et a évidemment reçu l’autorisation de corriger. Un autre cas est celui de Paul Beatty. Son roman The Sellout est probablement l’ouvrage le plus difficile qui lui ait été donné de traduire, car il est rempli de références culturelles sur Los Angeles, la communauté noire, etc. Elle lui a envoyé une tonne de questions et il l’a énormément aidée. Elle a aussi contacté Richard Flanagan, dans le cadre de la traduction de The First Person qui sera publiée prochainement, pour lui demander confirmation sur certains points qu’elle n’était pas absolument certaine d’avoir compris.
Quel auteur Patricja rêve-t-elle de traduire un jour? Elle aimerait tout traduire et elle est toujours contente de ce qu’on lui propose. Elle s’apprête à traduire le nouveau roman de Ralf Rothmann dont elle avait déjà traduit Im Frühling sterben (Mourir au printemps). Elle est aussi en pourparlers pour un roman qui se déroule durant la Seconde Guerre mondiale et pour lequel elle espère obtenir une subvention.
Compte-rendu : Jehanne Henin