Reportage aux Assises de la Traduction littéraire 2018 en Arles, première partie.
Après trois ans d’absence, j’ai décidé de retourner aux Assises de la Traduction littéraire (les 9, 10 et 11 novembre 2018) dont la 35e édition était consacrée au thème Traduire le temps .
Un sujet d’étude bien à propos pour un événement que je vis toujours comme un moment suspendu, volé, hors du temps, de nos agendas souvent chargés, de la grisaille automnale… L’école buissonnière, quoi. Ou au moins, la « récré » ! Un événement qui, loin des carcans des colloques académiques et autres rendez-vous scientifiques, présente l’agréable avantage de savoir mêler le pragmatique et le ludique, le sérieux et le jouissif. Sans parler de l’attrait qu’exerce cette surprenante ville d’Arles, dont la taille est inversement proportionnelle à l’activité culturelle et qui vous accueille dans ses vieilles pierres comme si vous y étiez attendu. Qui vous donne envie de vous y installer ou – faute de mieux – d’y revenir.
Loin de moi l’idée de faire ici un compte rendu exhaustif de ces rencontres, tout d’abord parce que pour y arriver encore eût-il fallu avoir le don d’ubiquité, indispensable si on voulait participer à toutes les activités, dont beaucoup se tenaient en parallèle. Comme si les organisateurs avaient fait exprès de dédoubler le temps pour l’occasion. Mais aussi parce que, sous peu, les actes des Assises seront disponibles en ligne sur le site web de l’ATLAS (http://www.atlas-citl.org/assises/), rendant tout effort pour en concurrencer l’exhaustivité nul et parfaitement superflu. Je me contenterai d’en partager la substance, de vous livrer mes impressions et coups de cœur forcément subjectifs mais de nature à vous donner, j’espère, l’envie de vous rendre aux 36e Assises 2019 qui seront consacrées à « Traduire l’humour », tout un programme !
Je ne procéderai d’ailleurs pas dans l’ordre car, comme disait Norge, je mets beaucoup d’ordre dans mes idées. Ça ne va pas tout seul. Il y a des idées qui ne supportent pas l’ordre et qui préfèrent crever. A la fin, j’ai beaucoup d’ordre et presque plus d’idées . De Norge, parmi d’autres auteurs, il fut justement question le deuxième jour, lors des traditionnelles Lectures caféinées, où, de bon matin, traducteurs et autres bouquinovores s’adonnent chaque année au rituel de la lecture à voix haute d’extraits choisis par eux avec pour contraintes le respect de la thématique du temps… et de la loi du sablier (trois minutes chrono!). Défi relevé entre autres par un enseignant octogénaire qui nous régale avec deux courts poèmes de notre Norge national…récités avec l’accent du midi. Doublement touchant.
C’était le premier dilemme de ces Assises puisque, dans un autre espace mais dans le même temps, se tient une activité toute nouvelle, la Chronotraduction, une sorte de concours de traduction contre la montre au règlement parfaitement surréaliste où il est question de traduire à plusieurs depuis différentes langues (dont le schtroumpf, dit le programme !) le plus vite possible, et de récolter le plus de points possibles auprès d’un jury composé d’une présidente, d’un ministre de l’injustice et d’un ministre du temps libre dont les décisions sont aussi irrévocables que contestables. « Article 7 : Le concours se déroule en trois épreuves : sprint, demi-fond et fond. L’épreuve de sprint dure 4 minutes, l’épreuve de demi-fond dure 8 minutes, et l’épreuve de fond dure 12 minutes. Le ministre du temps libre, qui est de gauche, apprécie librement la valeur d’une minute. Il est muni d’une cloche, pour marquer la fin de l’épreuve. Tout texte parvenu hors délai sera réduit en miettes. » C’est mon ami Alain Pluckers, actuellement inscrit au CETL, qui s’y frotte, et avec fruit, remportant un livre avec son équipe.
Mais parlons aussi de choses sérieuses, comme la très sérieuse conférence inaugurale, confiée au physicien et philosophe des sciences Étienne Klein, intitulée Le temps ? De qui est-il l’affaire ?
Ma peur initiale à l’idée d’être perdue après deux minutes à entendre parler de physique quantique, de Boson de Higgs et d’ondes gravitationnelles est quelque peu dissipée par un discours, certes rapide et dense, mais brillamment tissé et plein d’esprit, avec ce qu’il faut d’exemples visuels pour permettre aux littéraires que nous sommes de ne pas décrocher. Nous retiendrons quelques notions accessibles, à commencer par le fait que traduire le temps pose d’abord le problème de traduire la physique en langue vulgaire. En effet, traduire la physique demande d’effectuer un saut, de la métaphoriser (c’est-à-dire, étymologiquement, de la déménager de son formalisme vers une langue ordinaire). Opération ô combien délicate car les concepts de la physique sont fragiles et l’objet d’un enjeu éthique : Si on les dit mal, on les concevra mal. Or il est très difficile de désenquister la langue a posteriori. Ainsi Einstein écrivit-il en 1933 qu’il regrettait d’avoir nommé sa théorie de la relativité de la sorte, à en juger par tous les malentendus que cette appellation avait suscités, et qu’il aurait mieux fait de la baptiser « théorie de l’absolu ». En réalité nous méditons sur le temps sans jamais vraiment savoir à quoi nous avons affaire : une substance, un fluide, une illusion…Il ne s’agit en tout cas pas d’un espace, or nous ne cessons de spatialiser le temps (on dit bien « l’espace d’un instant »). Mais s’il y a autant de temps que de temporalités, cela a-t-il encore un sens de l’étudier ? Est-ce un concept ? La polysémie du mot temps s’est à ce point développée que celui-ci désigne tout et son contraire. D’où la recommandation de Paul Valéry de « faire le nettoyage de la situation verbale du temps ». Klein nous explique plus loin (pardon ! plus tard) la notion du Paradoxe de l’ancestralité : avant les physiciens, ce sont les philosophes qui se sont penchés sur le temps, et notamment les philosophes de la conscience, dont St Augustin, selon lesquels le temps a besoin du sujet pour passer. Or, à une époque où nous savons que l’univers existe depuis 13,5 milliards d’années, l’on peut se demander comment le temps faisait pour passer avant l’apparition anecdotique de l’Homme… D’ailleurs la phrase « le temps passe » est déjà problématique dans le sens où le dire présuppose qu’il ne passe pas. Aujourd’hui encore nous ne savons toujours pas quel est le moteur du temps, sa nature physique. Tout ce que la physique moderne nous apprend c’est à faire la distinction entre le temps et le devenir, entre le cours du temps et la flèche du temps…
Je conclus de tout cela que le langage trahit plus qu’il ne traduit la physique mais permet aussi de se jouer du temps. En effet, grâce au langage, le passé est « néantisé », comme dit Klein, puisque le premier peut faire revivre le second au présent. C’est là une transition toute trouvée vers la table ronde qui suit, consacrée à Traduire A la recherche du temps perdu de Marcel Proust.
Sont réunis autour de celle-ci les traducteurs vers l’anglais (Lydia Davis), le norvégien (Karin Gundersen) et l’allemand (Luzius Keller). En une heure trente, à peine le temps d’évoquer davantage que les difficultés de traduction vers ces langues posées par le titre et le célèbre incipit. « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » : Impossibilité en norvégien d’employer le passé composé avec longtemps, et inexistence du passé simple dans les langues scandinaves. Reste l’imparfait… « ce temps cruel qui nous présente la vie comme quelque chose d’éphémère à la fois et de passif… » que Proust n’affectionnait guère ! L’allemand a récupéré le passé composé dans la dernière traduction après cinq éditions à l’imparfait mais est contraint par la syntaxe allemande de finir la phrase par un abrupte « bed », perdant ainsi de plus l’association entre bonne heure et bonheur…qui sera compensée autrement. La traductrice américaine se débat avec les traductions existantes, toutes jugées insatisfaisantes, depuis celle de Scott Moncrieff (For a long time, I went to bed early) jusqu’aux plus récentes : Time and again I have gone to bed early (de l’Américain Richard Howard);Time was when I always went to bed early (de l’Australien James Grieve). D’autres possibilités sont évoquées sans conviction (For a long time I used to go to bed early ou I would go to bed early). Quant à la traduction du titre de la trilogie, le canonique Rememberance of things passed de Scott Moncrieff a cédé la place à une version plus sourcière (In search of lost time), alors que pour celle du premier volume, le choix du directeur de marketing de Penguin’s a été de garder la version de Scott Moncrieff (Swan’s way), plus accrocheuse, au détriment d’alternatives telles que Along the way by Swan’s, désireuses de rester au plus près des titres originaux, qui commencent tous par des prépositions (À la recherche… ; Du côté de… ; À l’ombre…). Il en coûta aussi des heures au traducteur allemand pour convaincre l’éditeur de garder son choix de titre. Quant à la traductrice norvégienne, se posait à elle, comme aux traducteurs suédois et danois d’ailleurs, le problème de l’équivalent du mot recherche dans ces langues, qui est archaïque et ne rend donc pas justice à la modernité de Proust…obligeant ces traducteurs à opter pour des tournures telles que Sur la trace de… (Nor) et À la poursuite de…(Su). Au risque d’introduire une connotation policière bien scandinave ? Il ne reste pour l’épisode de la madeleine que quelques minutes, juste assez pour rappeler que la fameuse phrase est extrêmement longue, contient une parenthèse, un sujet tardif, et cumule passé composé, imparfait, plus que parfait et présent ! Un cauchemar, (re)traduire Proust ? Plutôt une passion (qui fait pétiller les yeux de la traductrice norvégienne) dans tous les sens du terme…
La jonglerie des temps qu’a mise en lumière cette table ronde fait écho à deux conférences successives du lendemain, samedi : Emploi du temps – Regards croisés sur les temps en français et en anglais par les linguistes et anglicistes Catherine Mazodier et Frédérique Lab. Suivie d’Un tour du monde des rapports au temps, par Jean-Pierre Minaudier.
Je sacrifie la première au profit d’un petit tour à la Librairie des éditions Acte Sud, passage obligé que je ne veux pas risquer de manquer avant mon départ, mais aussi de crainte – je l’avoue – de me retrouver devant un cours de linguistique comparée anglais-français. Je privilégie donc la seconde, et ne le regrette pas ! En effet, Jean-Pierre Minaudier est une sorte d’ovni inclassable. Historien au départ mais aussi professeur de basque et d’estonien, il est une sorte de fou des langues, dont il possède plus d’un millier de grammaires et manuels (véridique !). Son débit de parole est aussi vertigineux que le nombre de langues auxquelles il s’intéresse et que celui des exemples de curiosités linguistiques issus des quatre coins de la planète. Pour lui, « la grammaire tient du rêve et de la poésie », comme il l’écrit dans son livre Poésie du gérondif. Quant au basque, aspirer à le maîtriser est à Minaudier ce qu’escalader l’Everest est à l’alpiniste. Son tour du monde nous conduit de Papouasie en Amazonie, en passant bien sûr par le Pays basque et l’Estonie. Les différences de régime des temps entre langues indoeuropéennes ne sont rien en comparaison de celles qui les séparent des langues dites exotiques. Comme le guarani et son frustratif , un suffixe qui, accolé au mot époux, par exemple, permet d’exprimer en un seul mot une formule telle que «celui qui devait être mon époux mais ne l’est pas devenu». Dans d’autres langues amazoniennes, de simples morphèmes permettent de signifier la source de l’information énoncée, ce que le français serait contraint de formuler comme suit : j’ai vu que…, on m’a dit que…, j’ai rêvé que…, j’ai déduit que… En Asie, le mian de Papouasie compte six formes du passé qui incluent l’adverbe de temps. Quant au thaï, il est totalement dépourvu de marqueurs temporels, laissant le traducteur occidental seul avec le contexte et son imagination. On peut mesurer les limites de la traduction à partir de ces langues, en poésie de surcroît… Tout cela nous fournit tout d’abord un bel antidote contre l’ethnocentrisme et nous force à accepter que lorsque les outils sont à ce point différents, il faut savoir lâcher prise, renoncer à tout dire au risque de sacrifier la poésie et l’étrangeté sur l’autel de la précision.
(A suivre!)
Cristina López Devaux
(École de Traduction et Interprétation ISTI-Cooremans, ULB)
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