L’asbl TraduQtiv a le grand plaisir de publier un article inédit de Jean-Pierre Pisetta. Véritable homme orchestre, il est traducteur littéraire de l’italien et du russe, écrivain, essayiste, enseignant au sein de la Faculté Lettre, Traduction, Communication de l’Université libre de Bruxelles dans le département Traduction Interprétation (ISTI- Cooremans), il s’adonne aussi à la peinture et a participé à de nombreuses manifestations artistiques. Il n’est donc pas vraiment étonnant que son article relate son expérience de « traduction orchestrale ».
La traduction orchestrale
ou
Expériences de traductions à plusieurs mains
Etre publié, pour un auteur, a toujours été l’aboutissement d’un travail d’écriture. Pour l’auteur d’une traduction – littéraire, s’entend, avant tout – aussi. On peut écrire – et traduire – pour son tiroir, pour sa descendance, mais tout auteur espère, au bout du compte, être lu, fût-ce après sa mort par ceux qui ouvriront son tiroir et y trouveront le manuscrit. Bref, la publication est le moyen le plus sûr pour arriver à un lectorat, aussi maigre soit-il.
Dans le cas d’une traduction, c’est encore, dirais-je, plus impérieux. Le traducteur, surtout celui qui traduit pour le plaisir, c’est-à-dire en dehors de tout contrat éditorial préalable, est un altruiste : il choisit un texte qu’il trouve primordial, utile ou simplement intéressant de faire découvrir à des lecteurs qui n’ont pas accès à la langue originale de l’écrit en question, et il leur en propose la lecture : « Lisez-moi ça ! » Il peut le faire presque sans prétention – si ce n’est celle d’être parvenu à le traduire –, ce qui est beaucoup moins le cas lorsque l’on propose la lecture d’un texte personnel. Dans ce cas, c’est plutôt « Lisez-moi » que l’on devrait dire, et l’on comprend que les potentiels lecteurs préfèrent d’abord lire des auteurs qui ont déjà été publiés, justement.
Résumons-nous et venons-en au cœur de cette intervention : être publié, pour l’auteur d’une traduction littéraire, est un objectif incontournable. A partir du moment où il en est convaincu, un professeur de traduction littéraire devrait considérer que ses étudiants sont animés de la même aspiration. C’est à cette conclusion que je suis peu à peu venu, et que j’ai contenté mes étudiants, de la manière suivante.
Autrefois, dans l’école pour traducteurs et interprètes où je travaille depuis plus de vingt ans et qui est à présent devenue le département d’une faculté universitaire bruxelloise, se déroulaient chaque année des manifestations artistiques, pièces de théâtre ou soirées de café-concert. Moi-même, lorsque j’y étudiais avant d’y enseigner, j’avais joué dans une pièce de Tchékhov montée par un de mes professeurs de russe.
J’ai ainsi mis en scène en 2014 une pièce italienne, pour renouer avec cette tradition artistique que j’avais connue : La caccia al lupo (La chasse au loup) de Giovanni Verga (1840-1922). La pièce étant montée dans la langue originale italienne, j’ai fait traduire le texte en français par les étudiants de cinquième et dernière année, de manière à ce que ceux de première année ou des collègues non italianisants puissent assister au spectacle après avoir lu la traduction.
L’année suivante, j’ai pensé faire traduire également, par une autre classe, la nouvelle du même auteur intitulée aussi La caccia al lupo, nouvelle dont Giovanni Verga avait tiré sa pièce. Tant la pièce que la nouvelle étaient bien sûr inédites en français.
L’année suivante encore, après avoir découvert que Giovanni Verga s’était intéressé, au début du XXe siècle, à la naissance du cinéma et qu’il avait écrit des scénarios tirés de ses propres œuvres, et notamment un scénario intitulé La caccia la lupo, j’ai également fait traduire ce dernier.
C’est alors que je me suis rendu compte de tenir là un travail non dénué d’intérêt : la traduction d’une nouvelle d’un auteur, puis de la pièce et du scénario qu’il en avait lui-même tirés. L’idée de publier cette production s’est ainsi formée dans mon esprit et j’en ai parlé à Martine Bracops, éditrice des éditions du Hazard, qui a aussitôt accepté le projet.
Le livre a paru en 2015. A l’intérieur, les traductions de la nouvelle, de la pièce et du scénario sont précédées des noms des étudiants qui ont de la sorte réalisé le rêve de tout traducteur : voir sa traduction publiée.
Ce n’est pas tout. La prestigieuse revue parisienne « Europe » en a reçu un exemplaire qui a été recensé par Jean Pastureau, traducteur, entre autres, de l’écrivain italien Claudio Magris. Après avoir considéré notre publication comme un « petit livre [moins de 80 pages] pédagogique et soigné [son apparence et son graphisme] », Jean Pastureau saluait l’entreprise de traduction à plusieurs mains d’un même texte dans les termes suivants : « D’autre part les trois textes correspondent, de 2012 à 2014, à trois vagues de traduction à plusieurs, à trois “classes” d’étudiants du Département de traduction de l’Université Libre de Bruxelles. Ce qui, sans doute, peut choquer un public – français, en l’occurrence – habitué au concept de traducteur unique, professionnel, coauteur; mais aussi redonner jeunesse et élan à une discipline littéraire nécessaire et pour la circulation de nouvelles ou de courts essais, que la grande presse ne publie plus, et pour l’exhumation d’œuvres oubliées. »
C’était trop beau et trop inespéré pour en rester là. Depuis, chaque année, je cherche un inédit à traduire avec mes étudiants et la revue « Europe » nous insère de temps en temps dans son « Cahier de création ». Les textes, des nouvelles, sont publiés, cela va de soi, avec le nom des traducteurs et il arrive parfois que la publication ait lieu avant même que les étudiants ne soient diplômés. Nous avons publié, la première fois, quatre brèves nouvelles (moins d’une page chacune) de Giorgio Scerbanenco (1911-1969), puis trois textes courts de Tommaso Landolfi (1908-1979) et enfin une nouvelle de Corrado Alvaro (1895-1956). Un autre texte de Luigi Monteleone (1920-2004) a été accepté par la revue et sera publié dans l’un des prochains numéros, alors qu’un texte refusé (cela arrive aussi et il est bon que les étudiants en soient conscients) par « Europe » de l’écrivain Piero Chiara (1913-1986) a été retenu par la revue belge « Traversées » qui le publiera en décembre prochain.
Pour terminer, je voudrais dire quelques mots du travail lui-même, comment se déroulent ces traductions à plusieurs mains.
Les textes, jusqu’à présent, ont été choisis par mes soins. Il s’agit de nouvelles que j’aurais volontiers traduites moi-même et que je trouve suffisamment intéressantes pour les communiquer à un lectorat francophone.
La nouvelle est proposée à la classe. Si la classe l’agrée (jamais encore – mais cela pourrait arriver – le texte n’a été trouvé inintéressant pas les étudiants), la nouvelle est divisée en autant de parties qu’il y a d’étudiants. Chaque étudiant est censé traduire tout le texte, mais il présente devant toute la classe, après l’avoir dactylographiée, la partie qui lui a été destinée, il la défend en quelque sorte. Je ne m’octroie jamais de partie à traduire et à défendre, je ne figure jamais parmi les traducteurs du texte ; je me contente de préparer lexicalement la traduction et de rectifier, de diriger, d’animer le débat.
Le travail en classe consiste donc à corriger et à améliorer chaque partie prise séparément et les participants interviennent sur le travail de leurs collègues. Le texte entier est ainsi passé une première fois en revue et « redressé », puis les étudiants introduisent chacun les corrections et améliorations dans leurs parties respectives et me les envoient. Je peux alors mettre les parties bout à bout dans un seul fichier informatique et procéder à une première lecture globale d’harmonisation et de peaufinage. Cette version est alors transmise à tous les participants, qui interviennent, au cours suivant, sur l’œuvre complète. Les nouvelles modifications apportées à la traduction sont alors introduites par moi-même dans le fichier final et une nouvelle version est de nouveau transmise aux étudiants.
Entre ces différentes interventions, le cours continue et nous travaillons sur des textes formateurs, qui ne sont pas des inédits mais des textes déjà publiés en traduction française ; je les fais d’abord traduire par les étudiants, nous corrigeons ensemble les traductions, puis je leur donne la traduction éditée, qui est commentée en classe.
Lorsque notre inédit, après ces révisions successives qui peuvent être plus ou moins nombreuses, a atteint un niveau de qualité, de fidélité, d’harmonisation jugé satisfaisant, je peux envoyer la version finale acceptée par la classe à une revue, en l’occurrence la revue « Europe » qui est notre premier « filtre ».
Il s’agit, comme vous pouvez le constater, d’un travail long (il s’étale généralement, pour une nouvelle de trois ou quatre pages, sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois), minutieux, au cours duquel sont soupesées les intentions – que nous croyons déceler, pour le moins – stylistiques et lexicales de l’auteur, dans le but d’atteindre ce que je considère comme le summum d’une traduction littéraire réussie : une « littéralité littéraire », c’est-à-dire un texte qui suit au plus près la forme – syntaxique et stylistique – de l’original ainsi que ses choix lexicaux – un écrivain étant avant tout un agenceur des mots, des vocables qu’il choisit –, un texte donc avant tout littéral auquel une littérarité vient ensuite donner son aspect final. La littérarité est la couche ultime de la traduction, celle que voit le lecteur, mais sans littéralité une traduction n’est, dans le meilleur des cas, qu’une belle infidèle. C’est pourquoi mon modeste concept de « littéralité littéraire » est totalement indissociable, inséparable, indivisible. Et dire d’un texte – ce que font tous les jours des critiques bien ou mal intentionnés – qu’il est bien ou mal « traduit » lorsqu’ils ne connaissent pas l’original est une pure et simple aberration, sinon un mensonge. Bien ou mal « écrit » serait une formulation plus appropriée.
Le génie de la traduction consiste à apporter la touche indispensable qui fait d’une traduction littérale une traduction littéraire. Une traduction littéraire doit donc être d’abord, fût-ce seulement dans la tête du traducteur, une traduction littérale, ce qui rend l’opération extrêmement difficile, car il faut être capable d’expliquer chaque mot du texte et être sûr, avant même d’en proposer une traduction, de sa signification. Du moins faut-il essayer de comprendre chaque mot ; parfois on n’y arrive pas, l’auteur est décédé et on est forcé de tenter une traduction. C’est le cas, célèbre en italien, de Dante, chez qui l’on traduit certains vers, commentés et nébuleux depuis le XIVe siècle, époque de sa publication, sans être certain d’avoir bien compris. Mais l’effort premier doit d’abord être littéral.
C’est ainsi que je travaille avec mes étudiants : la littéralité d’abord, laquelle n’est quelquefois pas même transcrite sur le papier mais est simplement énoncée oralement ou pensée, la littérarité ensuite, sans laquelle la traduction ne serait pas lisible, consommable, en un mot publiable (bien que certains traducteurs, il est vrai, aient publié des traductions, poétiques pour la plupart, au mot à mot, mais cela, il ne faut pas le dire aux étudiants).
Les éditions du Hazard, la revue « Europe », la revue « Traversées », le critique et traducteur Jean Pastureau ont cautionné notre travail et, partant, notre approche, cette « littéralité littéraire » invisible qui sous-tend nos traductions à plusieurs mains. Le résultat : des traductions publiées, qui valent ce qu’elles valent mais où le lecteur ne discerne pas le nombre d’intervenants, de même que l’auditeur d’une œuvre orchestrale ne sait pas de combien de violons est composée la formation qu’il écoute. Il sait qu’il y a un chef (votre serviteur) et des musiciens (mes étudiants), mais dans les tutti de l’orchestre (la classe), on ne doit pas distinguer un violon par rapport à un autre.
Enfin, un autre avantage de la traduction, disons, « orchestrale », c’est que dans plusieurs têtes il y a plus, c’est connu, que dans une seule. Combien de problèmes de traduction n’avons-nous résolu en classe, grâce à l’apport et à la réflexion de tous les intervenants, que nous n’avions pas pu résoudre chez nous, seuls à seuls avec le texte ! A quel degré de « rendu » ne sommes-nous pas arrivés, au bout de plusieurs révisions successives, alors que le texte était, lors de notre première traduction, certainement déjà lisible et peut-être même publiable – combien de traductions brutes de décoffrage ne voit-on pas sur les étals des librairies ! – mais à cent lieues encore de l’état final que nous avons atteint à la fin !
La traduction collective ne supplantera pas la condition solitaire de la plupart des traducteurs littéraires, en raison, surtout, de la complexité matérielle – autrement dit de la lenteur – d’une telle entreprise, mais elle peut s’avérer, dans le meilleur des cas – celui d’un orchestre qui ne se contente pas d’une seule répétition –, plus juste, plus efficace, plus harmonieuse qu’une traduction en solitaire.
C’est aussi un travail éditorialement impayable, aussi la publication dans les revues est-elle une véritable aubaine, revues auxquelles mes étudiants et moi-même tenons à exprimer toute notre gratitude.
Jean-Pierre Pisetta
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Plusieurs de ses articles ont été publiés sur l’excellent blog littéraire de Pierre Assouline :
http://larepubliquedeslivres.com/pirandello-traductologue/
http://larepubliquedeslivres.com/un-metier-la-portee-des-tout-petits/
http://larepubliquedeslivres.com/coup-doeil-en-enfer/
http://larepubliquedeslivres.com/une-traduction-trois-temps/
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