Le lundi 26 mars 2018, l’ISTI accueillait Anne Cohen Beucher, ancienne élève, venue présenter sa traduction d’Un son a disparu (El signo prohibido) de Rodrigo Muñoz Avia, publiée par les éditions Alice Jeunesse. Anne Cohen Beucher, passionnée de traduction de littérature pour la jeunesse et lauréate du prix de la SFT (Société française des traducteurs) en 2015 et de la SCAM Belgique 2016, s’est attaquée à un exercice complexe : traduire les dialogues du héros du roman sans utiliser la lettre « E ».
En effet, Un son a disparu narre l’histoire de Jorge dont l’amie Éléonore a disparu. Le jeune garçon décide alors de ne plus prononcer de mots contenant la lettre « E » tant que cette dernière n’aura pas été retrouvée. Rodrigo Muñoz Avia a ainsi rendu hommage à La disparition de Georges Perec, célèbre membre de l’OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle), ouvrage dans lequel l’auteur réalise la prouesse d’écrire 300 pages sans jamais utiliser la lettre « E », la plus courante de la langue française. La disparition a été traduit en une dizaine de langues, dont l’espagnol sous le titre El Secuestro, où le « A », lettre la plus fréquente en espagnol, était devenu la lettre interdite.
Au-delà de la traduction, qui entraîne toujours son lot de difficultés, les lipogrammes (textes dont est exempte une lettre) présents dans une partie des dialogues du roman représentaient un réel défi. D’entrée de jeu, des obstacles se dressent : l’impossibilité d’utiliser certains connecteurs logiques (« et », « avec »…), articles (« le », « les »), pronoms (« je », pourtant presque inévitable dans les dialogues), verbes (« être », nombre de participes passés ou les verbes du premier groupe au présent), la négation et même le mot « merci ». La liste est loin d’être exhaustive.
À titre d’exemple, à un moment de l’histoire, Jorge doit écrire une rédaction sur la circulation sanguine. Fidèle à sa résolution, il la rédige sans le moindre « E », lettre pourtant bien utile pour évoquer le cœur, les veines ou encore les artères. Anne Cohen Beucher propose alors cette traduction : « Aujourd’hui, j’ai vocation à vous offrir un discours sur la circulation du sang dans un corps humain. Il y a plus d’un canal où la circulation du sang s’accomplit. Il faut l’action d’un gros truc rond palpitant pour mouvoir du sang. Un qualificatif plus clair ? Pas pour l’instant, car il a un nom proscrit à la prononciation pour moi, donc mon ciboulot dit non. »
Outre les lipogrammes, Rodrigo Muñoz Avia a voulu rendre hommage à George Perec en introduisant dans son roman des palindromes et des monovocalismes (l’obligation de n’utiliser qu’une seule voyelle) ou encore des jeux de mots et des petits proverbes. Les contraintes étaient donc nombreuses.
Pour résoudre toutes ces difficultés, Anne Cohen Beucher s’est notamment attelée à créer de longues listes de mots sans « E » et des tableaux dans lesquels elle indiquait les formes acceptables de certains verbes. Souvent, elle a dû recourir à l’élision, quitte à être moins à cheval sur la grammaire (ainsi, « je suis » pouvait devenir « j’suis »). L’antéposition de l’adjectif devant le nom s’est avérée, elle aussi, utile pour provoquer des élisions forcées (exemple : d’imposants tuyaux). Une autre dimension compliquait la tâche au moment de trouver des synonymes sans « E » : ce livre est destiné à de jeunes lecteurs et le héros est lui-même un enfant. La traductrice a donc essayé d’éviter des mots qu’un enfant n’utiliserait pas, sans toutefois tomber dans un lexique trop pauvre ou qui passerait trop vite de mode.
Aidée par Anne-Élisabeth Dalcq et Charlotte Fierens pour la relecture, Anne Cohen Beucher a réussi à dépasser ces contraintes et à livrer un véritable travail d’adaptation.
Kimberley Philippon
Texte soumis à la loi sur la reproduction. Autorisation à demander à traduqtiv@gmail.com